BEERNAERT, Auguste.
Né à Ostende, le 26 juillet 1829, décédé à Lucerne, le 6 octobre 1912.
Ministre d'État.
Président de la Chambre des Représentants, 1895-1900.
Premier Ministre, 1884-1894.
Ministre des Affaires Étrangères, 1885-1886, 1892 a.i.
Ministre des Finances, 1884-1894.
Ministre des Travaux Publics, Industrie et Agriculture, 1884.
Ministre des Travaux Publics, 1874-1878.
Prix Nobel pour la Paix, 1909.
Membre de l'Académie Royale de Belgique.
Membre de l'Académie Royale de Roumanie.
Membre d'Honneur de l'Institut de Droit International.
Plénipotentiaire Belge aux Conférences de la Paix à La Haye et Membre de la Cour Permanente d'Arbitrage.
Bâtonnier de l'Ordre des Avocats à la Cour de Cassation.
Grand Croix de l'Ordre de Léopold et de l'Ordre de l'Étoile Africaine, Croix Civique 1re Classe, Médaille Commémorative du Règne de Léopold II.
Collier de l'Ordre de la Tour et de l'Epée de Portugal, Grand Croix de l'Ordre du Mérite Civil de Bulgarie, de l'Ordre de la Couronne de Fer d'Autriche, de l'Ordre de l'Étoile Brilliante de Zanzibar, de l'Ordre de l'Aigle Blanc de Russie, de l'Ordre Pontificial du Saint-Sépulcre et de l'Ordre du Pie, de l'Ordre de l'Aigle Rouge et de l'Ordre de la Couronne de Prusse, de l'Ordre du Lion Néerlandais, de l'Ordre du Lion et du Soleil de Perse, de l'Ordre de la Branche Ernestine et de l'Ordre d'Albert le Valeureux de Saxe, de l'Ordre du Danebrog de Danemark, de l'Ordre de l'Étoile de Roumanie, de l'Ordre de la Légion d'Honneur de France, de l'Ordre de l'Osmanié de Turquie et de l'Ordre de la Couronne d'Italie, Croix d'Honneur de 1e Classe de l'Ordre Princier de la Maison d'Hohenzollern, Liakat Médaille Turquie.
BEERNAERT, Auguste-Marie-François, homme d’état, né à Ostende le 26 juillet 1829, mort à Lucerne le 6 octobre 1912.
Son père, Bernard, fonctionnaire de l’Enregistrement et des Domaines, fut nommé inspecteur d’arrondissement à Dinant en 1837 d’où il passa à Namur en 1839. Sa mère, Euphrosine-Josepha Royon, se consacra avec son mari à l’éducation et à l’instruction de leurs deux enfants, Auguste et Euphrosine.
En 1846, Auguste Beernaert entra à l’Université de Louvain d’où il sortit docteur en droit avec le plus grande distinction. Titulaire d’une bourse de voyage de 1000 francs, pendant les années 1851 et 1852 (AR du 12 novembre 1850), il séjourna un an à Paris, un semestre à Berlin et un semestre à Heidelberg et visita d’autres villes universitaires, notamment Halle, Leipzig et Strasbourg. Le rapport qu’il adressa, le 30 octobre 1853, au ministre de l’intérieur sous le titre De l’État de l’enseignement du Droit en France et en Allemagne, et qui parut dans les Annales des Universités de Belgique, années 1851 et 1852, témoigne d’une remarquable maturité. A l’université française, il préfère le haut enseignement allemand. Dans ce dernier, il trouve « une esprit bien différent : esprit de liberté, esprit de concurrence, développement progressif et historique, la variété au lieu de l’uniformité, la vie scientifique au lieu de l’indifférence ».
La centralisation française ne lui plaît guère. Mais ce sont aussi les méthodes d’enseignement en vigueur en France à l’époque qu’il critique. Elles ne font aucune place à l’activité personnelle des étudiants.
De retour au pays, Beernaert entra au barreau de la Cour d’Appel de Bruxelles ; inscrit au tableau de l’Ordre des avocats le 22 novembre 1853, il fit son stage chez Me Hubert Dolez, grand avocat d’affaires, civiliste de renom, qui occupait une place importante dans le parti libérale et qui fut même président de la chambre. Cet homme exerça sur Beernaert une profonde influence. C’est de lui que Beernaert dira à la chambre, le 30 avril 1874, qu’il le vénérait et l’aimait comme s’il était son père. Beernaert se spécialisa d’abord dans le droit fiscal, profitant aussi des judicieux conseils de son père, Bernard Beernaert, fonctionnaire chevronné.
En 1855 et 1856, il publie dans le Moniteur du Notariat de nombreux et savants articles. Les titres indiquent assez les préoccupations de leur auteur au début de sa carrière juridique. En 1859, dans la Revue de l’administration et du droit administratif, il publia un article De la loi relative à l’expropriation pour assainissement des quartiers insalubres.
Nommé avocat à la Cour de Cassation le 11 avril 1859, il est absorbé par des tâches de plus en plus lourdes. Il compte parmi ses clients d’éminentes personnalités et d’importantes sociétés, il est notamment un des jurisconsultes de la Société Générale de Belgique. Il est entré au conseil de surveillance de L’Etoile Belge, journal libéral bruxellois, fondé le 20 décembre 1850, où il représente les intérêts de la maison d’Orléans.
Le 6 août 1870 il épouse à Bruxelles Mathilde-Wilhelmine-Marie Borel, fille du Consul de Suisse à Bruxelles, née à Bruxelles le 17 septembre 1851. Beernaert avait quarante et un ans, sa jeune femme n’avait pas vingt. Dans la société bruxelloise, les Beernaert joueront un rôle en vue.
Pendant vingt ans, Beernaert se consacra entièrement au barreau et rien ne semblait le destiner à une grande carrière politique. Aussi la nouvelle, le 23 octobre 1873, de la désignation de Beernaert comme ministre des travaux publics, en remplacement de Moncheur, dans le cabinet de droite dirigé par Jules Malou, provoqua-t-elle un vif étonnement. Aux dires d’un biographe, Jules Malou avait déjà pressenti Beernaert en 1871, mais celui-ci avait décliné l’invitation qui n’avait point été ébruitée, et, en 1872, approché par Woeste pour accepter une candidature sur la liste catholique à Bruxelles, il avait refusé, « attendu que s’il était d’accord avec nous sur certaines questions, il ne l’était pas sur d’autres » (Woeste, Mémoires). La presse libérale s’étonna qu’un avocat qui ne passait pas pour clérical et qui avait été membre du conseil de surveillance de L’Etoile Belge fût choisi comme ministre. Elle critiquait d’autre part la désignation d’un avocat et non d’un ingénieur pour un département où les chemins de fer occupait une telle place, si l’on voulait prendre un ministre en dehors des Chambres. Mais elle reconnaissait que Beernaert était « un avocat de grand talent » (Journal de Liège), un « jurisconsulte distingué, jouissant de la considération publique ; de plus un homme du monde et fort bien en cour » (Echo du Parlement). La droite n’était pas enthousiaste. Si les modérés accueillaient avec faveur un homme dont les qualités intellectuelles et le savoir-faire juridique étaient hautement reconnus, les ultramontains voyaient sans plaisir se renforcer au sein du gouvernement une tendance à la conciliation qu’ils reprochait précisément à un gouvernement qui se félicitera à son terme « d’avoir vécu ».
Beernaert est au fond un catholique de religion, libéral en politique. Comme l’a écrit un de ses biographes, Henri Carton de Wiart, « A la vérité aucun mystère ne planait sur ses conceptions libérales, non plus que sur ses convictions réligieuses ».Beernaert lui-même s’en expliqua six mois après son entrée au gouvernement, lors d’un grand débat sur la politique générale, le premier depuis 1870, à l’occasion précisément du budget des travaux publics. Frère-Orban s’étonnait qu’on eût été chercher en dehors du parlement « un ministre d’une nuance telle qu’on ne sait s’il est catholique ou libéral ». Beernaert s’expliqua le 30 avril 1874. « On sait à peine ce que je suis, à peine ce que je pense. Suis-je seulement catholique ou libéral ? Et la question a paru plaisante ; car plusieurs honorables membres de la gauche l’ont soulignée de leurs sourires. Pourquoi donc suis-je ministre ? Je dois confesser, Messieurs, que je n’ai aucune bonne raison pour cela, et j’ajouterai que si on me l’avait annoncé il y a un an, je n’eusse peut-être pas été le moins surpris. La Chambre sait que je ne l’étais jamais mêlé activement de politique et la modération de mes opinions très éloignées qu’il me soit permis de le dire, de toute exagération semblait devoir m’écarter d’une carrière où la modération réussit rarement ! Mais pour être modérées, mes opinions n’en sont pas moins arrêtées. J’ai vu à l’œuvre la politique de l’honorable M. Frère, je sais quelle est la politique qu’il ramènerait au pouvoir, s’il y revenait. J’ai vu ailleurs triomphante et dominatrice la politique qu’on appelle encore la politique libérale. Cette politique je n’en veux pas ». Et d’affirmer qu’il est entré au gouvernement pour faire une politique modérée, inspirée par la tolérance. A Bara, il répondit le 6 mai en s’étendant sur son rôle au conseil de surveillance de L’Etoile Belge où il défendait des intérêts confiés par des actionnaires étrangers (ceux de la maison d’Orléans).
Il importait que Beernaert ministre fût membre du parlement. Aux élections du 9 juin 1874, il se présenta à Soignies mais il échoua, recueillant 1055 voix, 34 voix de moins que le troisième élu libéral. Cependant à une élection partielle, à Thielt, le 4 août 1874 il fut élu sans lutte par 655 voix sur 683, en remplacent du Comte de Muelenaere, décédé.
Jusqu’à la fin de sa vie ses électeurs de cet arrondissement de la Flandre Occidentale lui restèrent fidèles.
Le ministère des travaux publics, à l’époque, était un département complexe. Travaux publics, chemins de fer, marine, étaient de son ressort. Au cours des quatre années où il géra le département des travaux publics, Beernaert manifesta des qualités remarquables d’administrateur. L’équipement du pays en voies navigables fut amélioré, la canal de Gand à Terneuzen fut élargi, le canal du Centre ouvert, le réseau ferroviaire développé. A Bruxelles, il se soucia de l’embellissement de la ville, répondant ainsi au vœu du Souverain. Le 14 février 1889, il rappela à Léopold II, qui réclamait constamment des crédits, ce qu’il avait fait lors de son premier ministère : « Je suis porter à mon actif le Palais des Beaux-Arts, le parc et le monument de Laeken, l’Hôtel des Monnaies, le Conservatoire, la Synagogue, l’achèvement des ministères et l’hôtel du Moniteur, le nouveau champ des manœuvres et les casernes d’Etterbeek, l’aménagement de la place du Petit Sablon, le travail très coûteux des deux ponts de Laeken et des deux viaducs du chemin de fer, le champ de courses de Boitsfort ».
Beernaert défend avec habileté son budget et ses discours sont écoutés avec attention car nul ne conteste son talent. Il se hasarde peu sur le terrain de la politique pure. Cependant, lors de la session 1876-1877, il intervint dans la discussion de la loi Malou sur le secret du vote. Dès son premier passage au gouvernement, il prit une initiative en matière sociale. Il proposa l’interdiction du travail dans les mines pour les garçons de moins de douze ans, pour les filles de moins de seize ans. S’il réussit à faire voter par la chambre cette timide réforme, il échoua au sénat.
Battus aux élections du 11 juin 1878, les catholiques cédèrent la place aux libéraux. Pendant les six années du gouvernement Frère-Orban, l’influence de Beernaert d’affirma dans la droite parlementaire. Il participe à de multiples réunions groupant les têtes du parti. Il est évidement de la tendance constitutionnelle et il s’accorde sur ce point avec Charles Woeste, partageant la conviction du futur chef de la droite, qu’il fallait mettre un terme aux attaques contre la constitution.
C’est ainsi que le 31 août 1878, il se rendit avec Woeste chez le cardinal Dechamps, pour lui remettre un exemplaire de la note que la droite parlementaire adressait à Rome. Puis il se rendit à Rome où il fut reçu par le Pape et le cardinal Nina qui approuvèrent l’attitude de la droite. Désormais, Beernaert participe à tous les conciliabules que tiennent les chefs de la droite à la suite de la guerre scolaire et de ses conséquences sur les relations entre le gouvernement et le Saint-Siège. La rigueur des instructions de l’Episcopat à l’égard des instituteurs et des parents d’élèves amène des interventions à Malines. Beernaert est de toutes les réunions où l’on cherche la conciliation. C’est ainsi qu’il fut un des signataires de la lettre au Saint Père du 7 avril 1880 demandant un assouplissement des refus de sacrements.
A la réunion des évêques des 31 juillet et 1er août 1882, un comité consultatif fut constitué « pour étudier les questions de droit qui peuvent intéresser l’église en Belgique » ; Beernaert, éminent juriste, en fut naturellement et il rédigea les avis avec Malou, de Lantsheere, Jacobs et Woeste.
Son rôle politique grandissait aussi. Les catholiques espéraient fermement renverser la majorité libérale aux élections de 1882. Au congrès de la Fédération des Cercles Catholiques qui se tint à Gand le 30 avril 1882, il précisa, au nom de la droite parlementaire, le programme du parti « resté fidèle aux grandes idées de 1830 ». « Nous voulons la religion libre, grande, intacte, librement épanouie, mais nous voulons aussi intactes toutes les libertés achetées par nos pères au prix de leur sang ». Il réclame la liberté scolaire, la liberté d’association, la liberté communale. Il se prononce contre la centralisation. « Il faudra réduire le gouvernement au strict nécessaire ». Enfin : « Il faut de plus, comme la Belgique est devenue plus riche, plus aisée, qu’un plus grand nombre de ses enfants soient appelés au banquet politique ».
A Bruxelles, devenu président de l’association conservatrice, il lui imprime un élan nouveau. En 1884, l’âge força le président de la Fédération des Cercles et Associations Catholiques, de Cannart d’Hamale, à démissionner. Les leaders de la droite et le nouvel archevêque de Malines, Mgr. Goossens, convainquirent Beernaert d’accepter la présidence de l’organisme central du parti catholique. Les 26 et 27 avril 1884, à Marche, la seizième assemblée annuelle réunissait les délégués de cent huit cercles et associations. Beernaert y prononça un discours important, « le coup de clairon avant la bataille ». Il précisa le programme du parti catholique à la veille du scrutin : extension du droit de suffrage par abaissement du cens, abolition de la loi scolaire du 1er juillet 1879, autonomie communale et provinciale.
Pour renverser le cabinet libéral, il faut vaincre à Bruxelles. C’est dans la capitale, véritable fief libéral, où seize sièges sont en compétition, que la lutte a lieu. Ainsi repose sur Beernaert la tâche de la constitution d’une liste qui doit railler l’élément flottant du corps électoral de l’arrondissement de Bruxelles. Un mouvement dont le Comte Adrien d’Oultremont et l’Avocat Théodor étaient les animateurs s’était développé dans l’agglomération bruxelloise. Il groupait les « Indépendants » qui se réunissaient à la brasserie du Sac, Grand’Place. En 1882 déjà, le cercle des Indépendants avait lutté au côté de l’association conservative. A la veille du scrutin de 1884, se forma la fédération des cercles indépendantes de Bruxelles et des faubourgs. Beernaert eut des contacts avec les indépendants, puis, en sa qualité de président de l’association conservatrice qui siégeait au cercle catholique (Salle Marugg), rue du Bois-Sauvage, il mena des négociations délicates en vue de la formation d’une liste unique des « nationaux indépendants ». Elle remporta une éclatante victoire le 10 juin 1884 en enlevant tous les sièges, ce qui ne s’était jamais produit depuis 1830.
Beernaert entra au gouvernement formé par Jules Malou le 16 juin 1884. Il se vit confier le département de l’agriculture, de l’industrie et des travaux publics. Après les élections communales d’octobre, le Roi réclama leur portefeuille à Woeste et à Jacobs. Malou ne voulut pas abandonner ses collègues et se retira le 23 octobre 1884. Le Roi appela Beernaert et lui confia la direction du gouvernement, sur l’avis de Van Praet et de Jules Devaux, s’il faut en croire le Baron Beyens.
Beernaert, avec l’appui de ses collègues démissionnaires, accepta et prit le département des finances le 26 octobre. Pendant dix ans il dirigea le pays avec une sagacité remarquable et une énergie souriante. Conservateur intelligent, il réalisa la revision constitutionnelle et élargit ainsi le droit de suffrage, le nombre d’électeurs passant de 136.775 à 1.354.891. Grand bourgeois, il lança le premier programme de réformes sociales. Pacifiste convaincu, il fit voter la loi créant les forts de la Meuse. Soucieux de la grandeur du pays, il apporta son appui à Léopold II, créateur de l’Etat Indépendant du Congo. Farouchement attaché aux prérogatives parlementaires, partisan du libéralisme économique, respectueux des valeurs morales, il subit avec dignité une sévère disgrâce de la part de Léopold II.
Chef du gouvernement catholique du 26 octobre 1884 au 26 mars 1894, Beernaert se heurta à l’intérieur de son parti à des résistances opiniâtres. Ses relations avec le leader de la droite parlementaire Charles Woeste ne furent jamais cordiales. A partir de 1890, les dissensions s’accentuèrent mais les éclats en furent rarement publics. Les divergences de vues avec nombre de membres de son parti sur la représentation proportionnelle et sur le protectionnisme agricole amenèrent d’ailleurs la démission de Beernaert.
L’homme d’état catholique a été intimement mêlé à toute l’histoire des dix années chargées d’événements qui s’écoulant de 1884 à 1894. Il est malaisé de détacher son action propre de celle du souverain en matière coloniale et militaire, ou de celle de ses collègues en matière scolaire, sociale ou judiciaire. Il fut souvent un initiateur, il fut aussi un conciliateur.
Lorsque Beernaert fut appelé au pouvoir, le pays était profondément divisé. La lutte scolaire avait dressé les Belges les uns contres les autres. L’intolérance était dans les esprits et dans les mœurs. A la politique de revanche des « ultras », Beernaert préféra la modération.
Ce fut le 18 novembre 1884 qu’en réponse à une interpellation de Frère-Orban il exposa la politique nouvelle. Quelques formules sont frappantes : « Il faut restreindre plutôt qu’étendre l’action du gouvernement », ou encore : « J’ai horreur de tout ce qui est inutilement obligatoire. Je ne veux pas plus du pouvoir fort lorsqu’il revêt une étiquette démocratique que lorsque naguère il se personnifiait dans le souverain absolu ». « Nous sommes les adversaires de la centralisation ». C’était évidement en matière scolaire que le gouvernement entendait étendre le pouvoir des communes. Dès le débat initial Beernaert laisse apparaître son souci d’une réforme électorale, il songe déjà à une meilleure représentation des minorités. Mais l’apaisement des esprits est sa préoccupation principale. Tâche délicate, car ses amis politiques réclament la liquidation de l’œuvre du ministère Frère-Orban. Ils obtiennent satisfaction par la reprise des relations diplomatiques avec le Saint-Siège et le rétablissement des dispenses du service militaire en temps de paix pour les séminaristes. Cependant Beernaert ne donne point satisfaction à toutes les demandes des pointus et son ministère de l’intérieur, Thonissen, dans l’application de la loi scolaire du 10 septembre 1884, montre une certaine souplesse.
Pour Beernaert les impôts votés par les libéraux avaient pesé lourd dans leur défaite ; il s’acharna à réduire le déficit budgétaire. Il géra avec prudence les finances publiques, tous les exercices budgétaires depuis 1885 se terminèrent en boni, bien que l’on se trouvât dans une période fondamentale de baisse des prix et que la conjoncture économique fût peu favorable. Beernaert, qui avait le respect de l’orthodoxie financière, freina l’accroissement des dépenses d’administration et du service de la dette. Dans la gestion financière Beernaert se révéla prudent et énergique, il montra la même clairvoyance et la même fermeté dans la conception et la réalisation de la politique économique. Partisan éclairé de la liberté des échanges, il ne craignit pas de heurter les intérêts de son propre parti où les tendances protectionnistes se réveillaient et se renforcaient dans la grande dépression agricole du dernier tiers du XIXe siècle. Il voulait obstinément que la Belgique fût un pays où la vie fût « bon marché » et lorsqu’il comprit que ses vues n’étaient plus partagées par nombre de ses amis politiques, il en tira les conséquences. Il quittera le pouvoir, comme nous le verrons, non seulement parce qu’il ne réussissait pas à faire admettre la représentation proportionnelle, mais aussi parce qu’il ne voulait pas abandonner le libre-échange et accepter des droits sur les céréales, le beurre, etc. Pour la Belgique « c’est une question de vivre ou de ne pas vivre ».
Au moment où Beernaert prit le pouvoir, l’économie européenne était en effet profondément déprimée. Le ralentissement des affaires était général et les conséquences sociales en étaient lourdes. Le monde du travail souffrait durement. Chômage, total ou partiel, baisse du salaire énervaient les masses ouvrières. Les mouvements sociaux de mars 1886 éclatèrent brusquement et bouleversèrent ka vie politique du pays. Ils forcèrent Beernaert à modifier sa politique. Après Liège et Seraing, le mouvement, en s’aggravant, atteignit le pays de Charleroi. Le 26 mars, le verrerie Baudoux était incendiée. Dès le 30 mars, Beernaert déclarait « qu’après avoir assuré le maintien de l’ordre, il nous faudra songer au lendemain ». Il annonçait un vaste programme de travaux publics pour 100 millions de francs-or et le 16 avril la Commission du Travail était instituée. Le discours du Trône du 9 novembre 1886 fit connaître le programme nouveau. Des conseils de l’industrie et du travail furent crées, le paiement des salaires réglementé, un corps d’inspection du travail constitué. Il fallut plus longtemps pour réglementer le travail des femmes et des enfants. Abordée en 1886, la question ne fut réglée que par la loi du 13 décembre 1889, fixant à 12 ans l’âge d’admission dans les mines, usines ou chantiers. Les adolescents de moins de 12 ans et les filles de moins de 21 ans ne peuvent être astreints à un travail nocturne ni à un travail de plus de 12 heures par jour, ni à un travail hebdomadaire de plus de six jours sur sept. Les femmes ne peuvent être employées pendant les quatre semaines qui suivent leur accouchement. Beernaert appuya vigoureusement ce projet, comme celui sur les habitations ouvrières, du 9 août 1889, dont il attendait des résultats concrets pour l’amélioration des conditions de vie de la classe laborieuse et pour la diffusion de la propriété. Cependant ces mesures étaient timides. La mentalité collective des milieux de grande et de moyenne bourgeoisie était dominée par le libéralisme économique et le régime politique censitaire assurait la domination de ces intérêts. Les événements de mars avaient d’autre part posé avec acuité le problème du service personnel. La composition de l’armée – gardienne de l’ordre dans les moments de grande tension – exigeait, pour d’aucuns, la fin du remplacement. Des considérations strictement militaires jouaient aussi. Chef du gouvernement, Beernaert dut se préoccuper constamment des questions militaires, car la pression royale ne cessa jamais. En 1886, elle se fit plus forte devant le danger de guerre qui pesait sur l’Europe. La crise bulgare de l’été 1886 menaçait la paix en Orient, tandis que les relations franco-allemandes redevenaient mauvaises. Léopold II harcela le gouvernement pour qu’il renforçât l’armée. Il souhaitait l’instauration du service personnel auquel son discours du Trône fit allusion, sans le nommer. Le Comte d’Oultremont le proposa le 17 novembre 1886, plaçant le gouvernement devant une situation délicate. Le 7 décembre, lors de la discussion du budget de la guerre, Beernaert affirma son désir de supprimer le remplacement mais il ne dissimula pas l’hostilité de la droite à un tel projet. Les relations difficiles, entre Beernaert et le redoutable leader Woeste, se tendirent dangereusement. A Woeste qui lui avait envoyé deux communications au nom de la Fédération des Cercles, il répondit sèchement le 29 novembre 1886 : « … J’ai lu ces lettres avec l’attention qu’elles méritaient, mais je n’ai pas même supposé que vous comptiez qu’une correspondance officielle allait ainsi s’engager entre le cabinet et de président de la fédération. Je m’en applaudis d’autant plus que le rôle auquel vous venez de convier les associations dans la question militaire, me paraît, pardonnez-moi de vous le dire, absolument anti-gouvernemental ». La tension grandit au point que Beernaert résolut de démissionner. Le 22 décembre, à l’hôtel de Merode, une réunion des deux droites fut convoquée. Beernaert refusa de se voir imposer un mandat impératif par les associations mais renonça à réclamer l’adoption du service personnel. Il préféra un renforcement du système défensif à un accroissement des charges personnelles. L’aggravation de la crise internationale exigeait des décisions rapides. Déjà, le 7 décembre, lors de la discussion du budget de la guerre, Beernaert a laissé entendre qu’une étude sérieuse des améliorations à apporter « aux situations défensives secondaires que nous avons dans la vallée de la Meuse » serait nécessaire. Pressé par le roi qui réclame la fortification de certain nœuds de chemins de fer, soutenu par l’opinion militaire, Beernaert se décide à agir. Le ministre d’Allemagne, Brandebourg, avait d’ailleurs réclamé un effort belge en vue d’une défense efficace de la neutralité. Le gouvernement français, inquiet d’abord du plan qu’il soupçonnait être inspiré par l’Allemagne, se rallia vite à l’idée d’un renforcement des interruptions de passage sur la Meuse. Ainsi, le 8 février, en déposant le budget extraordinaire, Beernaert réclama un premier crédit de huit millions de francs pour les fortifications de Liège et de Namur. L’effet ne pouvait être que psychologique dans ce mois de février 1887, si lourd de périls pour la paix ; du moins la Belgique manifestait clairement sa volonté de défendre sa neutralité. D’autre part, des mesures militaires d’urgence étaient prises. La construction de forts d’arrêt à Liège et à Namur donna lieu à un grand débat à la chambre, opposant Frère-Orban qui jugeait ces fortifications « inutiles, inefficaces et dangereuse », le pays n’ayant pas assez d’effectifs pour occuper ces forts, et Beernaert qui s’appuyait sur l’autorité du général Brialmont. Pour le chef du gouvernement, convaincu de la valeur stratégique de la Meuse, ces forts devaient imposer les longueurs d’un siège à tout agresseur voulant traverser la Belgique et permettre à l’armée Belge et éventuellement à une armée de secours de manœuvrer librement sur les deux rives de la Meuse. La droite suivit Beernaert et le projet fut finalement voté par les chambres les 13 et 24 juin. Mais Beernaert ne réussit pas à faire admettre le service personnel. Il s’était rendu rapidement compte de la force d’opposition de la grande majorité de la droite. Harcelé par le roi qui multipliait les démarches, notamment à Rome auprès de Léon XIII, Beernaert manoeuvra. Le 14 juillet, la proposition d’Oultremont fut repoussée par 69 voix contre 62. Léopold II en fut ulcéré et il voulut faire connaître son sentiment à l’occasion de l’inauguration de la statue de Jan Breydel et Pieter de Coninck à Bruges le 15 août 1887. Beernaert chercha à l’en dissuader. Il n’y réussit qui partiellement et le discours royal eut un grand retentissement ; il manifesta les divergences profondes qui séparaient le roi et le parti au pouvoir sur les problèmes militaires, ce qui ne facilita pas la tâche du chef du gouvernement.
Pendant les premières années de pouvoir, Beernaert consacra à l’État Indépendant du Congo une grande partie de ses préoccupations. A Léopold II, qui voulait agrandir la Belgique, Beernaert apporta un appui efficace. La reconnaissance par la Belgique de l’État Indépendant, l’approbation de l’Acte Général de Berlin, l’union personnelle des deux couronnes exigeaient l’intervention du gouvernement et du parlement. Beernaert aida le souverain dans les discussions préliminaires et, devant les instances parlementaires, Léopold II trouva en Beernaert un chef de gouvernement conciliant, convaincu de l’avantage d’ « une main unique, d’une volonté unique » aux débuts d’une telle entreprise. Le 23 février 1885, la Belgique reconnaissait l’État Indépendant ; le 21 mars la chambre adoptait à l’unanimité l’Acte Général de la Conférence de Berlin que Beernaert avait présenté onze jours plus tôt et le sénat l’approuvait dès le 25 mars. Restait à autoriser Léopold II à être souverain du Congo ; était requise une majorité des deux tiers de chacune des chambres dans lesquelles deux tiers des membres devaient être présents. C’est ici que Beernaert a joué un rôle considérable, dont lui sut gré le souverain. Le 16 avril, Beernaert lui adressa le projet d’une lettre aux chambres, dans laquelle le roi leur demandait l’autorisation nécessaire. Le roi n’y ajouta qu’un mot et le 2 avril Beernaert en donnait lecture à la chambre. Le chef du gouvernement insista sur les avantages d’un tel système pour la Belgique. Celle-ci tirait parti d’une création coloniale appelée à un grand avenir « sans être exposée à aucun sacrifice ». Ce fut à la quasi-unanimité que le projet fut adopté.
Beernaert aida le roi dans ses efforts multiples pour trouver les fonds nécessaires à la vie du nouvel État. La négociation pour l’emprunt à lots en France, promis par Jules Ferry, se révéla fort laborieuse. Beernaert ne dissimula point à Léopold II les difficultés de l’entreprise. Avec fermeté, il s’opposa à des combinaisons qui ne lui agréaient point. Il était adversaire de toute loterie et ne désirait pas mêler les problèmes congolais aux relations Franco-Belges.
D’autres projets d’emprunts en Belgique rencontrèrent de grands obstacles. Beernaert s’efforça de les réduire, son souci de l’orthodoxie financière inspirant constamment son action, et il amena le roi à modifier ses plans. C’est ainsi qu’en 1887, il déposa un projet de loi autorisant l’État Indépendant à émettre un emprunt à primes de 150 millions. Beernaert obtint l’accord des chambres et le roi sanctionna la loi le 29 avril 1887. Pour défendre le projet, Beernaert utilisa l’argumentation habituelle, à l’époque, des partisans de l’expansion outre-mer : l’Europe se couvre de barrières douanières, un pays producteur comme la Belgique trouvera « dans les nombreuses populations des vastes contrées de l’Afrique centrale » une clientèle nouvelle et dans ces espaces exploitera les matières premières que l’Afrique recèle « en quantités énormes ».
L’émission de cet emprunt rencontra d’énormes difficultés et Léopold II vint encore demander à Beernaert l’aide de l’état Belge. Mais le chef du gouvernement préféra à l’intervention de l’état une action plus souple auprès des établissements bancaires, notamment la Société Générale, et ainsi après bien des vicissitudes, le 8 février 1888, l’émission d’une première tranche eut lieu. L’année suivante, l’émission d’une deuxième tranche se heurta à de nouveaux obstacles. Beernaert eut le geste d’offrir une somme importante en prêt au roi pour acheter des titres de la première tranche tombés en dessous de la valeur d’émission. Le roi qui « s’était laissé gagner par la patriotique folie de M. Beernaert » le dégagea de sa parole. 260.000 obligations seulement sur les 600.000 offertes furent souscrites et l’État Indépendant se trouvait toujours court d’argent. L’impécuniosité du nouvel état rendait malaisée la construction du chemin de fer Matadi au Stanley Pool, sans lequel le « Congo ne valait pas un penny » (Stanley). Comment trouver les fonds ? Beernaert accepta que l’état Belge souscrivit une part de capital d’une compagnie privée belge qui avait reçu concession de la construction de la ligne ferroviaire. Dans la défense brilliante qu’il présenta à la chambre de l’intervention de l’état belge, Beernaert invoqua surtout les devoirs d’un pays civilisé envers « les derniers venus dans la famille des nations ».
Cette première aide substantielle de l’état fut bientôt suivi d’une seconde. Beernaert joua un rôle important dans les négociations qui aboutirent au projet de convention du 3 juillet 1890 par laquelle l’état belge s’engageait à prêter, sans intérêt, vingt-cinq millions de francs à l’État Indépendant du Congo, cinq millions immédiatement et dix versements annuels de deux millions chacun. Six mois après l’expiration du terme de six ans, l’état belge pourra, s’il le juge bon, s’annexer l’État Indépendant. Le 7 juillet 1890, le projet de loi était déposé, une lettre et le testament de Léopold II figuraient dans l’exposé des motifs. C’est le 25 juillet 1890 que la chambre discuta la convention. Beernaert triompha aisément ; par 95 voix contre une, la chambre suivit le chef du gouvernement, auquel le roi ne ménagea évidemment pas ses louanges : « Vous ne pouviez rendre au pays plus grand et plus éminent service ; rien de plus important pour son avenir et sa prospérité n’a été fait depuis soixante ans ». Quelques jours plus tard, Beernaert défendait au sénat la politique royale en Afrique avec le même succès. Il déclarait : « Le Roi a fait l’œuvre la plus patriotique, la plus désintéressée, la plus mémorable que jamais dans aucun pays, prince ait tentée ».
Cependant, à peine la Convention signée, Beernaert dut opposer une ferme résistance à une demande du souverain, réclament le versement immédiat des deux millions de francs de la première année. Le roi a décidé de se livrer au commerce de l’ivoire et de lever des impôts. Beernaert le supplie de modérer les dépenses et de renoncer à des mesures réservant à l’état une position privilégiée. En 1891, devant les protestations des sociétés privées et les critiques qui se multiplient, Beernaert, les 21 et 22 juillet 1891, discute d’arrache-pied avec Léopold II. Il l’implore de limiter le commerce à l’indispensable, de renoncer aux primer distribuées aux officiers qui récoltent les fruits domaniaux, d’interdire la violence et de réduire provisoirement les grandes expéditions. Il réclama enfin une meilleure surveillance : « C’est la personnalité du roi qui est en cause. L’Afrique qui l’a fait grand, peut le perdre », note le chef du gouvernement. Peine perdue, deux mois plus tard, Léopold II prenait le décret du 21 septembre 1891, réservant à l’état les fruits domaniaux, essentiellement l’ivoire et la caoutchouc, dans les régions de l’Uélé et de l’Ubangi. En 1892, les discussions reprirent sur les activités commerciales des agents de l’autorité publique au Congo. Beernaert, sans être convaincu du bien-fondé de la politique royale, continue cependant à la défendre devant le parlement. Il le fit notamment le 14 mai 1892, justifiant les campagnes antiesclavagistes.
De 1892 à 1894, les expéditions dans le Nord-Est provoquèrent de sérieux conflits avec les grandes puissances et l’État Indépendant ; le chef du gouvernement, qui fut en outre ministre des affaires étrangères par intérim du 29 mars 1892 au 31 octobre 1892, fut maintes fois entraîné dans ces complications ; il ne tenait cependant pas le fil des négociations, et il s’en plaignait d’ailleurs (cf. sa lettre au roi du 5 juin 1892). La disgrâce de Banning, en octobre 1892, pesa aussi sur les relations entre Léopold II et Beernaert.
Mais Beernaert était d’abord chef du gouvernement belge et, depuis les événements de 1886, il réfléchissait aux problèmes fondamentaux de l’extension du droit de suffrage et à la révision de la constitution. Un fait personnel a sans doute précipité l’évolution. En 1889, Beernaert traversa la période la plus pénible de son existence. L’affaire Pourbaix donna lieu à des polémiques passionnées dans la presse et à des débats violents au parlement. Beernaert avait eu l’imprudence de recevoir chez lui le samedi 21 mai 1897, lors des grèves des mineurs du centre, un indicateur de la sûreté publique, agent provocateur, un imprimeur de La Louvière, Léonard Pourbaix. A la suite du procès du « Grand Complot », aux Assises du Hainaut, du 6 au 25 mai 1889, où tous les prévenus furent acquittés, à l’exception de deux mouchards, un débat de trois jours eut lieu à la chambre. Beernaert fut accusé par Bara et par Frère-Orban de n’avoir point ouvert la bouche pour empêcher que l’ouvrier Hector Conreur, instigué par Pourbaix, ne fût poursuivi. « L’abominable discussion » (Beernaert à Léopold II le 29 mai 1889) ulcéra Beernaert qui « rompit dès lors toute relation personnelle avec les membres de l’opposition » qui avait traité « comme jamais Jacobs et Woeste ne l’avaient été ». Une interpellation de Paul Janson, qui venait d’être élu député de Bruxelles, rouvrit la plaie en juillet. En octobre, l’affaire rebondit à la suite du renvoi de Pourbaix devant les Assises, une nouvelle instruction ayant été ouverte contre lui. Enfin, la révocation de l’administrateur de la sûreté publique, Gauthier de Rasse, donna encore lieu à des débats animés. Beernaert fut bouleversé par le déchaînement des passions. Les feuilles libérales, surnommées par la droite les « chiennes d’enfer », et les hommes politiques libéraux attaquèrent avec une telle violence le chef du gouvernement que celui-ci comprit qu’il n’était plus possible d’envisager un rapprochement avec les doctrinaires. Ainsi l’affaire Pourbaix accentua l’évolution de Beernaert vers l’extension du droit de suffrage et la revision de la constitution. Mais ce furent les démonstrations populaires de l’été 1890 qui l’amenèrent à la conclusion « qu’il vaut mieux faire la révision que de la subir » (18 novembre 1890). Comme il ne veut pas donner l’apparence de céder aux socialistes, il n’accepte pour l’instant que la prise en considération de la proposition de révision des articles 47, 53 et 56 de la constitution déposée par Paul Janson. Beernaert rencontra de fortes oppositions dans son propre parti, deux de ses collègues au gouvernement étaient hostiles à la révision, le roi enfin, ne partageait pas ses vues. Cependant, le 27 novembre, la chambre, unanime, prit en considération la proposition Janson. On était « dans l’engrenage ». Pendant des mois, Beernaert manoeuvra en tacticien consommé entre les divers courants qui divisaient les partis. En janvier 1891, il défendit la formule de l’occupation, qui donnerait le droit électoral à tout occupant d’une maison ou d’une partie de maison, et la représentation proportionnelle.
Le roi accepta mais demanda entre autres que la police fît partie des forces de l’État et qu’on lui donnât le « droit du referendum populaire ». Pour Beernaert « c’est une politique maladroite que celle qui se place au seul point de vue de l’intérêt du parti » et il lutte contre les irréductibles. Le 2 février 1891, à l’hôtel de Merode où la droite était réunie, il fait connaître ses vues. Il défend le droit de suffrage pour l’occupant (propriétaire ou locataire), le referendum et la représentation des minorités. Une majorité se résigne à le suivre. La discussion sur la proposition de révision ne commença à la chambre que le 2 février 1892, une année avait été passée à la mise au point d’un texte qui soulevait à l’intérieur de la droite de pénibles discussions. Dès la première séance Beernaert dut croiser le fer avec Charles Woeste. Celui-ci jugea les propositions relatives au referendum royal « anarchiques » et attaqua la représentation proportionnelle. L’opposition d’une grande partie de la droite ne désarmait pas. La tâche de Beernaert était harassante. Découragé, il songea plusieurs fois à se retirer. Le 26 avril 1892, la discussion publique commença. Beernaert défendit le referendum post – c’était la seule forme retenue – en insistant sur les avantages pour le gouvernement de sentir le pouls de l’opinion publique, « de pouvoir constater régulièrement, sûrement, ce que pensent, ce que veulent les masses ».
Le 10 mai, Beernaert subit un échec pénible. Si, par politesse envers le souverain, la proposition de soumettre à révision l’article 26, auquel se rattachait le referendum, fut retenue, la révision de l’article 48 qui devait permettre la représentation des minorités fut écartée par 68 voix contre 55. Le sénat cependant réintroduisit l’article 48. A la chambre, le 20 mai, une nouvelle discussion opposa les deux leaders catholiques. Beernaert posa la question de cabinet, à la veille des élections, et son tenace adversaire dut s’incliner.
A la constituante, réunie pour une brève session extraordinaire, Beernaert proposa le 15 juillet 1892 la formation dans chaque assemblée d’une commission pour étude des textes destinés à remplacer les articles soumis à révision ; ainsi il libérait son gouvernement d’une tâche fort délicate. Mais Beernaert fut mêlé de près à toutes les discussions, qui durèrent de longs mois. Ce ne fut que le 28 février 1893 qu’il ouvrit la discussion publique. On sait l’âpreté et la confusion des discussions au parlement où une majorité des deux tiers devait être acquise, tandis que l’agitation grondait au dehors. Beernaert ne reculait pas devant le suffrage universel mais tempéré : la famille, la capacité, l’aisance devaient donner des avantages. Mais il se heurtait à une opposition Woeste-Frère qui lui paraissait trop puissante et il désespérait d’aboutir. De surcroît, le roi revint à la charge pour le referendum, ce qui compliqua une situation inextricable. Beernaert fut navré de ne point voir accepter le suffrage plural ; il ouvrit son cœur : « Le suffrage universel avec le correctif de doubles votes au profit de l’aisance et de la capacité eût constitué une solution merveilleuse, inespérée ». Ces fastidieuses discussions parlementaires lassèrent l’opinion. Les masses ouvrières s’agitèrent et la grève générale fut décidée le 12 avril. Après la séance de la chambre, le conseil de cabinet fit sien le projet Nyssens de vote plural. Beernaert comptait sur 35 voix de la gauche et s’apprêtait à faire le siège de la droite le lendemain.
L’accord de Léopold II était indispensable. A 9 heures du matin, le 13 avril, Beernaert se rendit au Palais et il convainquit le roi. Cependant les troubles dans la rue provoquèrent chez le souverain une certaine raideur : « Ne pensez-vous pas que le parlement devrait suspendre toute délibération relative à la révision jusqu’au rétablissement du calme ? » écrivait Léopold II le 16 avril. On sait comment, deux jours plus tard, à « une énorme majorité » la formule Nyssens amandée l’emportait. Beernaert réussit à faire accepter le vote obligatoire mais ne put aboutir qu’à une transformation mineure du sénat, et la constituante refusa de modifier l’article 26, repoussant le referendum. Quant à la représentation des minorités, à laquelle Beernaert tenait essentiellement – il s’en était fait le défenseur depuis plus de dix ans – Beernaert ne réussit pas à l’introduire dans la loi électorale. Il se heurta à une opposition ferme. Pendant tout l’hiver 1893-1894, il lutta, conscient des chances minimes de succès. L’hostilité de Woeste se faisait de plus en plus âpre. Le leader catholique reprochait au chef du gouvernement d’avoir posé neuf fois la question de cabinet sur les problèmes de la révision et du régime électoral. Le 16 mars 1894 les sections de la chambre, par 75 voix contre 47 et 16 abstentions, rejetèrent le projet de Beernaert, qui écrivit sur-le-champ au roi : « Je pense que ma retraite immédiate est inévitable ». Le lendemain, le cabinet envoyait sa démission au roi. Celui-ci, en voyage à l’étranger, rentra à Bruxelles où le 24 mars à onze heures du matin se tint au palais de Bruxelles une séance dont le procès-verbal, dressé par Jules de Burlet, a été souvent reproduit. L’accueil réservé à la représentation proportionnelle et la montée du courant protectionniste sont la cause de la démission de Beernaert. Au roi qui le prie de rester, il répond : « Sire, c’est pour moi une question de dignité et d’honneur politique. Je suis désolé de ne pouvoir me rendre au désir du roi, mais il m’est impossible de fouler aux pieds mes opinions anciennes et basées sur d’inébranlables convictions ». Léopold II remercia Beernaert pour les services éminents « que durant ces dix années consécutives M. Beernaert a rendus à son pays et à son roi par son travail, son talent et son incomparable dévouement ». Le 26 mars, le roi signait les arrêtés acceptant la démission de Beernaert et de son ami Lejeune, ministre de la justice, qui le suivait dans sa retraite. Le 28 mars, il était nommé Ministre d’État.
Ainsi se terminait le plus long ministère de l’histoire de Belgique indépendante. Au cours de ces dix années, l’activité de son chef avait été multiple. Il reste à rappeler qu’en matière linguistique, Beernaert fut élu sans interruption représentant par un arrondissement flamand, sans jamais sacrifier aux passions linguistiques, moins vives de son temps, mais réelles tout de même. Chef d’un gouvernement catholique, qui trouvait en Flandre sa puissance électorale – et l’élection au scrutin majoritaire accusait très nettement les contrastes – Beernaert prit une série de mesures en faveur de la langue flamande. Le 6 juillet 1886 fut fondée la Koninklijke Vlaamse Academie voor Taal- en Letterkunde. Le 3 mai 1889, une loi en matière judiciaire accorda aux Flamands certaines satisfactions. Partisan du bilinguisme pour les officiers, il échoua dans les tentatives qu’il avait amorcées dans ce sens (loi du 10 mai 1888). C’est pendant le gouvernement Beernaert que le flamand apparut sur les timbres-poste et les bâtiments officiels à Bruxelles.
Beernaert avait le sens du beau et le goût de la grandeur. Il s’était révélé un remarquable ministre des travaux publics à son entrée dans la vie politique. Devenu ministre des finances, il eut le souci de l’équilibre budgétaire et ne voulut pas se laisser entraîner, par les projets grandioses de Léopold II, au-delà des possibilités financières. Il dut bien aussi constater que « les demandes trop considérables au profit de la capitale provoquent toujours certaines résistances et certaines critiques » (14 mai 1889). L’arcade du Cinquantenaire est un cas-type de discussion entre Léopold II et Beernaert. Ce dernier résista longtemps, et après qu’il eut quitté le pouvoir, il se souvint sans doute de ces échanges de lettres, lorsqu’il qualifia à la chambre de « cadeau vraiment royal » l’opération par laquelle Léopold II, sous couvert de quelques personnalités bien en fonds, réalisa ses plans.
Après avoir quitté le pouvoir, Beernaert reprit son activité au Barreau. Grand avocat, il retrouva vite au milieu de ses confrères toute son autorité. Aussi fut-il appelé à présider la Fédération des Avocats. « Cet aigle du barreau » était éloquent. « Soit à la barre, soit à la tribune, il s’imposait par la sobre élégance de sa parole, sa chaleur contenue, la souveraine beauté de sa diction et je ne sais quelle magistrale ampleur qui était sa manière à lui ». C’est à la sagacité et à la finesse juridique de Beernaert que le roi, souverain de l’État Indépendant, avait recouru à maintes reprises. Après le 26 mars 1894, le roi continua à faire appel à ses services. C’est ainsi que Beernaert retoucha le projet d’accord anglo-congolaise du 12 avril 1894. Il gardait cependant sa liberté d’expression ; le 27 avril 1894, il écrivait au roi : « Je ne puis m’empêcher, Sire, d’être quelque peu effrayé de la gravité des charges qu’imposera à l’État une frontière reportée au Bahr-el-Gazal, et dans la disposition présente des esprits en Belgique, la perspective de conflits possibles avec les Mahdistes et avec Senouri, sans parler de la France, ne sera pas populaire ». Beernaert n’était plus chef de gouvernement et ses avis avaient moins de poids pour le souverain qui l’utilisait cependant lorsqu’il avait besoin de ses capacités juridiques ou de son ascendant sur une partie des chambres. Beernaert défendit avec adresse la lutte antiesclavagiste ; il avait d’ailleurs présidé en 1889 la conférence pour la répression de la traite des noirs, et, devenu président de la Société d’Études Coloniales, il continua de mener le combat devant l’opinion.
Le 30 janvier 1895, Th. de Lantsheere ayant donnée sa démission de président de la chambre, Beernaert fut élu à cette haute charge. Il l’occupa jusqu’au 9 mai 1900. Pendant cinq années, il dirigea les débats souvent animés d’une assemblée transformée par l’entrée des députés socialistes. Il eut la joie de voir la représentation proportionnelle adoptée le 24 novembre 1899, après une lutte sévère qui divisa la droite et où il s’opposa encore à Woeste. Fatigué sans doute des conflits avec des membres de son propre parti, désireux peut-être de se consacrer à des tâches moins contraignantes, Beernaert n’accepta plus dans la première chambre, élue à la représentation proportionnelle, d’être porté comme candidat à la présidence.
Epris de paix, il s’était passionné pour les mouvements prônant le rapprochement des peuples et une meilleure organisation du droit international. Juriste éprouvé, il travailla obstinément à l’unification des législations dans divers domaines. En 1885 à Anvers, en 1888 à Bruxelles, il était parmi les promoteurs des congrès qui préparèrent l’unification des lois relatives aux effets de commerce et au droit maritime. Il eut la joie, en 1910, après un quart de siècle d’efforts, de voir réalisée à Bruxelles une partie de la tâche entreprise en droit maritime, mais l’unification du droit de change ne progressa guère de son temps.
Il se consacra, corps et âme, à l’Union Interparlementaire. Il participa à la plupart des conférences de 1896 à 1912. Elu président du Conseil Interparlementaire en 1899, il fut constamment réélu à cette charge et il dirigea jusqu’à sa mort les travaux du comité exécutif et du bureau. Les comptes rendus des conférences de l’Union témoignent de son activité inlassable. Il y avait gagné un prestige international qui rejaillissait sur son pays. Président la XVIe Conférence, en 1910, à Bruxelles, il y plaida une fois de plus la cause de la limitation des armements en faisant appel à l’opinion publique que l’Union avait pour tâche d’éclairer. « … Reine invisible et anonyme, puissante toujours et souvent toute-puissante mais susceptible de s’égarer, surtout quand y pousse la redoutable voix de l’intérêt… A nous à allumer sur les sommets – et surtout à entretenir – ces grands feux qui doivent guider l’humanité en marche » (1er septembre 1910).
Il était aux côtés de ceux qui luttaient pour la paix ; il présida notamment le Congrès Universel de la Paix qui se tint à Glasgow du 10 au 13 septembre 1901 et il fut membre du comité qui organisa, après sa mort, le premier congrès national belge de la Paix les 8 et 9 juin 1913. Il considérait comme réalisable dans un certain temps de la constitution de l’Europe en Etats-Unis.
Désigné comme délégué de la Belgique à la Conférence de la Paix à La Haye en 1899, il y joua un rôle important. Il fut appelé à la présidence de la première commission, qui devait s’occuper des limitations des armements, raison même de la réunion de la conférence, à la suite de l’initiative du Tsar. On connaît assez l’accueil froid réservé à cette proposition par les gouvernements. Beernaert ne se découragea jamais et, jusqu’à son dernier souffle, il combattit avec ténacité pour la réduction des armements. Le développement de l’aviation militaire le préoccupait gravement. Il s’acharna à la limitation des usages des avions et des ballons en temps de guerre. Ici encore il échoua, mais son obstination lui gagnait l’estime des hommes de bonne volonté.
A la conférence de La Haye en 1899, il participa aussi aux travaux de la deuxième commission sur les lois et coutumes de la guerre, et y défendit brillamment une série d’articles sur les prisonniers de guerre, d’un grand intérêt humanitaire, qui furent adoptés, notamment celui qui obligeait au rapatriement des prisonniers de guerre, après la conclusion de la paix, dans le plus bref délai possible.
Il s’était aussi passionné pour l’arbitrage, « pour l’application au règlement des litiges entre nations du droit et des méthodes judiciaires », ainsi fut-il désigné en 1900 comme membre de la Cour Permanente d’Arbitrage. A la seconde conférence, il affirma, le 7 août 1907, sa préférence pour le maintien de cette Cour plutôt que pour la création d’une nouvelle Cour, formée des juges permanents, imposés aux parties en litige, le libre choix étant à ses yeux l’essence même de l’arbitrage. Sur l’arbitrage, ses idées ne cadraient guère avec celles de Léopold II, ce qui donna lieu au cours de l’été 1907 à quelque tension.
Beernaert que certains de ses adversaires qualifiaient d’utopiste, restait cependant proche des réalités. Il constatait dans la même enceinte que « jamais le sentiment national n’a été plus vif et l’on voit des vieilles nations et de vieilles langues, que l’on croyait endormies, redemander leur place au soleil » ; et il affirmait avec force : « Il faut, à mon sens, écarter comme une redoutable utopie, le rêve d’un état mondial ou d’une fédération universelle, d’un parlement unique, d’une cour de justice supérieure aux nations ».
A cette seconde conférence de la Paix, il avait été appelé à la présidence de la deuxième commission. Elle avait à son programme les améliorations dans le régime des lois et coutumes de la guerre sur terre, l’ouverture des hostilités, les droits et obligations des hostilités, les droits et obligations de neutres sur terre. Elle prépara des conventions réglementant les droits et devoirs des puissances en temps de guerre. D’aucuns, dans les milieux pacifistes, firent reproche à cette commission d’avoir accordé trop d’attention à la guerre. C’était plutôt une œuvre de sagesse de vouloir « humaniser » les lois de la guerre.
Beernaert avait acquis un grand prestige international ; membre de la Cour Permanente d’Arbitrage, il fut choisi comme arbitre par plusieurs gouvernements, notamment dans l’affaire Savarkar entre la France et la Grande-Bretagne. Le Prix Nobel de la Paix en 1909 le récompensa de son labeur acharné au service du rapprochements des peuples.
Léopold II ne partageait pas l’idéalisme ni les illusions de Beernaert. Les relations entre les deux hommes s’étaient d’ailleurs relâchées depuis 1894 ; après le détachement vint la froideur, enfin l’hostilité. La démission de Beernaert que le roi ne souhaitait pas, n’avait pas cependant terni leurs rapports. Dans sa lettre du 24 mars 1894, au sortie du conseil, Beernaert s’exprima avec netteté : « Sire, je sors de chez Votre Majesté profondément bouleversé et touché, au-delà de tout ce que je pourrais dire, des sentiments qu’Elle a bien voulu me marquer. Que le roi me permettre de répéter que s’il ne s’agissait pour moi que d’un amoindrissement personnel, je m’y résoudrais pour satisfaire Ses désirs, mais j’ai la conviction que je n’aurais plus aucune conviction que je n’aurais plus aucune autorité à mettre à Son service… j’exprime de nouveau au Roi mes sentiments d’inaltérable dévouement et serais heureux, Sire, de pouvoir Lui en donner la preuve ». En 1900, Beernaert eut l’occasion de servir le chef de l’État Indépendant en se rendant au Kivu. C’est précisément la politique de Léopold II au Congo qui a amené la rupture entre les deux hommes. Beernaert s’inquiétait des conséquences du système domanial et des corvées imposées aux indigènes. Déjà, en 1895, lors des discussions sur le premier projet de reprise, son attitude n’avait pas agrée au roi. Mais c’est en 1901 que Beernaert prit une initiative décisive qui provoqua l’ire royale. La convention de 1890 venait à son terme ; le gouvernement de Smet de Naeyer lassait la chambre libre de se prononcer pour ou contre l’annexion, suspendant en cas de non-annexion immédiate le remboursement des sommes prêtées. Beernaert se prononça nettement pour l’annexion immédiate et déposa avec quatre collègues de la droite une proposition dans ce sens. Léopold répugnait à l’annexion et il se servit de Woeste pour faire échouer la proposition de Beernaert. Dans une lettre du 9 juin 1901 de Léopold à Woeste éclate la mauvaise humeur du roi à l’égard de son premier ministre. « L’État Indépendant du Congo proteste avec indignation contre l’esprit et les sentiments au révèlent les projets de questions formulées par M. Beernaert… qui ne sont qu’autant de marques de méfiance et autant de tentatives de calomnies ». Beernaert renonça à son plan mais la rupture avec le souverain était profonde. A son ancien stagiaire, Edmond Carton de Wiart, invité par le roi à devenir son chef de cabinet et qui était venu prendre conseil, Beernaert déclara : « Il vous pressera comme un citron et puis vous rejettera au ruisseau » (Léopold II. Souvenirs…).
Aux affaires de Congo, Beernaert accordait toujours plus d’intérêt et il s’inquiétait des abus du travail forcé, du régime foncier, comme des entraves mises à la liberté du commerce. Lors de la discussion sur le rapport de la commission d’enquête, Beernaert s’attira encore le mécontentement royal. Il prit une position nette en déposant l’ordre du jour réclamant la convocation de la section centrale chargée d’examiner le projet de loi de 1901. A l’automne 1906, les débats provoqués par les initiatives royales du mois de juin amenèrent de nouveaux froissements. Le 6 décembre 1906, Beernaert s’affirma « partisan déclaré de la politique coloniale, peut-être par atavisme, car au 18ième siècle, c’est un Beernaert qui dirigeait la grande compagnie d’Ostende », mais il s’affirma aussi adversaire absolu du travail forcé » et il réclama l’annexion par la Belgique. Pour Beernaert il faut d’abord songer aux populations congolaises. « Elles ne nous ont pas appelés, et lorsque nous nous implantons chez elles, malgré elles peut-être, il faut que ce soit vraiment leur avantage, leur progrès, la civilisation que nous leur apportons. Tel assurément n’a pas toujours été le rôle de l’Europe dans les autres parties du monde qu’elle s’est assujetties. Elle n’a pas civilisé mais presque supprimé les Peaux-Rouges d’Amérique, les aborigènes de l’Australie, les Maoris de la Nouvelle-Zélande, et quelle est la nation coloniale qui peut se vanter d’avoir à cet égard la conscience nette ? Mais les mauvais exemples ne sont pas faits pour être suivis et c’est la civilisation africaine que nous avons inscrite, nous, sur notre drapeau ».
Il déclara encore : « S’il est évident que le Congo ne se serait pas fait sans le roi, il me paraît non moins vrai que le roi n’aurait pas fait le Congo sans la Belgique ».
Lorsque la Commission des XVII chargée d’étudier le traité et la loi coloniale se réunit, Beernaert y joua un rôle important. Ses prises de position, ses critiques des errements de la politique congolaise ne pouvaient que l’éloigner du roi. En septembre 1907, notamment, il réclama des précisions sur le domaine de la couronne. En décembre 1907, il affirma nettement son opposition au traité : le régime actuel de l’exploitation doit être modifié, la Fondation de la Couronne disparaître. « Qu’a fait la Fondation ? En Afrique rien. En Belgique travaux exclusivement somptuaires », ainsi Helleputte avait noté une prise de position de Beernaert le 20 janvier 1909 à une réunion des membres catholiques de la Commission des XVII. Comme on sait, il obtint satisfaction ; le nouveau chef du gouvernement, Schollaert, qui venait remplacer de Trooz, s’était incliné devant les objections de Beernaert et des autres défenseurs de l’intégralité de la souveraineté belge, et l’acte additionnel du 5 mars 1908 supprima la Fondation de la Couronne. Beernaert s’était encore opposé à la volonté du souverain en 1903 sur la donation royale et en 1905 sur le projet de modernisation du camp retranché d’Anvers. La scène pénible que Léopold II fit à Beernaert le 21 juillet 1905 impressionna les assistants : « C’est pour vous, Monsieur, que j’ai fait tout à l’heure ce discours, où je disais qu’à côté des paroles, il faut des actes. J’espère que vous ne vous opposerez plus au beau projet que mon gouvernement a soumis aux chambres ni aux désirs de votre Roi », lui lança de sa hauteur le souverain courroucé.
Les conflits avec le roi furent d’une grande importance dans la vie de Beernaert ; sur le plan politique, il expliquent pourquoi l’homme d’état catholique ne fut plus jamais appelé dans les conseils du gouvernement ; sur le plan psychologique, ils font comprendre la rancœur de Beernaert et une certaine sévérité à l’égard du roi. Au Baron Kervyn de Lettenhove qui avait rappelé, dans une lettre à la Patrie, son rôle dans l’organisation de l’Exposition des Primitifs à Bruges, il écrivit : « J’ai été vraiment touché de votre lettre à la Patrie, mais à quoi bon puisque je suis mort !... « Et ses phrases lourdes de sens : « Laissons-là ma gloire… Le mot est gros et un peu démodé, et qu’est-ce que la chose quand on est près de sa fin et qu’on n’a pas même d’enfants ? Ma seule ambition a été d’être utile à mon pays ; je crois n’y avoir pas toujours échoué et je savais d’avance que reconnaissance est un mot qui ne figure dans aucune langue au dictionnaire politique », comme ses mots : « le citron pressé » ou « les travaux somptuaires », nous éclairent sur l’amertume d’une « magnifique destinée, auréolée de l’ingratitude… » (H. Jaspar).
Mais ce serait déformer la vie de Beernaert de ne prendre en considération que les seuls conflits avec Léopold II. Beernaert, après avoir abandonné la présidence de la chambre, continuait d’exercer une influence considérable dans divers milieux de la droite et ses rapports avec les gouvernements qui se sont succédé n’ont pas eu le caractère constamment hostile que Woeste à systématiquement souligné dans ses mémoires. Il ne s’accorda guère avec de Smet de Naeyer. Était-ce jalousie, comme l’affirment ses détracteurs, ou plutôt incompatibilité d’humeur ? Il est significatif de noter que l’occasion de la chute du second ministère de Smet de Naeyer fut la prise de position de Beernaert en faveur de la limitation de la durée du travail de huit heures dans les mines du Limbourg. En avril 1907, Beernaert en effet marquait, à soixante-dix-huit ans, des préférences pour un système qu’il n’avait pas osé proposer vingt ans plus tôt. Sa déclaration à la chambre le 11 avril 1907 était à cet égard d’une parfaite netteté : « … la loi peut régler les intérêts supérieurs du travail comme elle intervient pour les autres grands intérêts sociaux. La liberté du travail n’est pas sacro-sainte ; ce n’est pas un dogme intangible ». Ainsi les milieux de la Jeune Droite, peut-être par opposition à Woeste, lui manifestant de la déférence. Cependant, grand bourgeois, Beernaert ne pouvait renier son passé. C’est au sein de la veille Fédération des Cercles et des Associations Catholiques qu’il avait sa place. Pour fêter le vingt-cinqième anniversaire de l’avènement des catholiques au pouvoir, en souvenir de son grand discours d’avril 1884, il fut convié à prendre la parole à la session que la Fédération, sous la présidence de Woeste, tint à Marche les 24 et 25 avril 1909. Il y traça le bilan des gouvernements catholiques depuis 1884, insistant sur l’union nécessaire entre les diverses tendances à l’intérieur du parti, et mettant l’accent sur la question de l’enseignement, « question qui domine tout le reste », ses idées en la matière étant inspirées par les réformes scolaires hollandaises ».
Beernaert restait une autorité. Il fut en effet jusqu’au bout « un étonnant phénomène d’endurance intellectuelle » (G. Harry). Albert Ier, dont il avit été un des éducateurs politiques, recourrait à ses avis dans les moments de crise, notamment en juin 1911 lors de l’affaire du « bon scolaire » et de la chute du cabinet Schollaert.
Beernaert n’était pas qu’un homme politique ou qu’un grand avocat. Dès son enfance il avait montré beaucoup de goût pour les beaux-arts, pour la peinture en particulier. Sous l’influence de sa mère et de sa sœur qui avaient un talent réel de peintre, il développa son ses artistique. Pour Beernaert « le plus beau patrimoine d’un peuple se trouve dans le domaine d’Art ». Il était président de la Commission des Musées Royaux, président du Conseil Supérieur des Beaux-Arts, et il fut président d’honneur des comités organisateurs de la plupart des expositions rétrospectives qui eurent lieu en Belgique de 1900 à 1912. Il exerça en cette qualité une réelle influence, il soutint de ses fonds des artistes et orna sa villa de Boitsfort et son hôtel de la rue d’Arlon de belles toiles. Il aimait recevoir les personnalités belges et étrangères, car « il était d’un abord agréable, de manières affables, de conversation intéressante et spirituelle » (Cardinal Ferrata).
Les honneurs s’étaient accumulés sur sa tête. Élu à la Classe des Lettres de l’Académie Royale de Belgique le 8 mai 1899, il fut directeur de sa classe en 1909, et le 5 mars 1898, ayant recueilli 26 suffrages sur 27, il fut élu membre associé étranger de l’Académie des Sciences Morales et Politiques (Institut de France). Il fut élu aussi membre de l’Académie Royale de Roumanie. On trouvera une liste de ses publications dans la notice que le Comte Henri Carton de Wiart a publiée dans l’Annuaire de l’Académie Royale de Belgique, 1939. Rappelons ici que Beernaert fut titulaire du Prix Nobel de la Paix en 1909.
Cette lutte pour la paix était devenue la principale tâche de l’homme d’état toujours sur la brèche, malgré ses quatre-vingts ans. En juillet 1912, il se rendit à Genève, à la conférence de l’Union Interparlementaire, pour y défendre un rapport sur la prohibition de la guerre des airs. C’est là qu’il fut touché par les premières atteintes du mal qui devait l’emporter. Au printemps 1907 il avait déjà été très gravement malada et son entourage s’inquiéta. Il se rendit à Stresa pour prendre quelque repos, il y apprit que les parlementaires approuvaient ses vues. Sur le chemin du retour, il s’arrêta à Lucerne où un nouveau malaise le prit et il mourut doucement le 6 octobre 1912, ayant reçu la veille assistance d’un prélat suisse habitant Rome, Mgr Corragione d’Orelli. Ses funérailles eurent lieu dan l’intimité le 9 octobre à Boitsfort ; un service solennel fut célébré le samedi 12 octobre en l’église Saint-Boniface à Ixelles, et le cardinal Mercier chanta les absoutes.
Ainsi au service de la paix disparaissait un des rares hommes d’état de la Belgique indépendante. Ce bourgeois intelligent et généreux, ce travailleur acharné, s’était donné une vaste culture. « Doué d’une grande puissance d’assimilation », Beernaert était un orateur clair et élégant. Il avait le sens de la mesure et, sa modération, il avait su l’imposer après 1884 malgré d’âpres critiques. Il avait l’imagination large et ainsi fit-il triompher la révision contre vents et marées, comme il partagea les luttes de Léopold II pour créer une colonie au centre de l’Afrique. Mais il avait une formation de juriste trop porfonde et une vision trop humaine de la vie sociale pour suivre le roi dans toutes ses initiatives. Chef d’un gouvernement homogène pendant six ans, réalisateur de la révision de la Constitution, l’acte le plus important de la vie politique belge de 1830 à 1914, passionné de la défense du droit et de la sauvegarde de la paix, Auguste Beernaert est une des grandes figures de la vie politique belge.
R. Demoulin – Biographie Nationale.
Bruxelles, Palais de la Nation.