FRÈRE-ORBAN, Hubert, J.-W.
Né à Liège, le 24 avril 1812, décédé à Bruxelles, le 2 janvier 1896.
Ministre d'État.
Premier Ministre, 1857-1867, 1868-1870, 1878-1884.
Ministre des Affaires Étrangères, 1878-1884.
Ministre des Finances, 1848-1852, 1857-1860, 1861-1870.
Ministre des Travaux Publics, 1847-1848.
Membre de la Chambre des Représentants.
Fondateur de la Banque National de Belgique.
Grand Croix de l'Ordre de Léopold, Croix Civique 1e Classe.
Grand Croix de l'Ordre de la Lion d'Or de la Maison de Nassau de Luxembourg, de l'Ordre de SS. Maurice et Lazare d'Italie, de l'Ordre de l'Aigle Rouge de Prusse, de l'Ordre d'Alexandre Nevsky de Russie, de l'Ordre du Soleil Levant du Japon, de l'Ordre de l'Étoile de Roumanie, de l'Ordre de la Légion d'Honneur de France, de l'Ordre de Léopold d'Autriche, de l'Ordre du Christ de Portugal, de l'Ordre de l'Osmanié de Turquie et de l'Ordre de Charles III d'Espagne.
FRÈRE-ORBAN, Hubert-Joseph-Walthère, pseudonyme occasionnel : Jean
Van Damme ; avocat, homme d’état libéral, président de la commission
des hospices civiles de Liège, conseiller communal, né à Liège le 24 avril
1812, décédé à Bruxelles le 2 janvier 1896.
Walthère Frère naquit dans une famille modeste. Son père, Walthère-Joseph,
employé des finances, finit sa carrière comme receveur des contributions. Sa mère,
Rosalie-Josèphe Boucher était la fille d’un coutelier de Namur. Le couple
eut six enfants dont aucun, à l’exception de Walthère, ne connut un destin
remarquable.
Walthère Frère fit de brillantes études. Il fréquenta un établissement
d’enseignement primaire mutuel, fondé à Liège par un jeune pédagogue français
issu de l’école normale. Celui-ci eut une grande influence sur son jeune élève
qui le suivit lorsqu’il créa un collège d’études secondaires. En 1830,
ses humanités achevées, Frère accompagna son maître qui rentrait dans son
pays. Arrivé dans la capitale française, il apprit que la révolution avait éclaté
à Bruxelles et il se hâta de regagner Liège. Après les événements, il
retourna à Paris où il suivit des cours de philosophie et de droit. Il fit la
connaissance de personnalités telles que Jules Janin, le critique du Journal des Débats, Sainte-Beuve et Victor Hugo. Revenu à Liège,
il poursuivit ses études à l’université, où il devint en 1832 candidat ès
lettres puis candidat en droit. La même année, il présenta à l’Université
de Louvain l’examen de docteur en droit romain et moderne. En avril, le Théâtre
Royal de Liège avait représenté une comédie assez mièvre de Frère, Trois
jours ou une coquette. Abandonnant des débuts peu prometteurs dans la carrière
artistique, il embrassa le métier d’avocat. Le 6 novembre 1832, il fut admis
au barreau et fit son stage chez maître Dereux. Très vite il se distingua par
sa fougueuse dialectique, triompha dans de nombreux procès et acquit une belle
clientèle. Ses succès à la barre lui permirent de figurer pour la première
fois en 1840 sur la liste des électeurs de Liège. Jusque-là Frère n’avait
pas dû payer de contributions directes.
En 1835, il épousa la fille d’un grand industriel, Claire-Hélène
Orban (1819-1890). Ce riche mariage l’aida beaucoup dans son ascension
professionnelle et sociale. Il demanda et obtint d’associer son nom à celui
de sa femme et s’appela désormais Walthère Frère-Orban. De cette union, qui
fut très heureuse, naquirent plusieurs enfants. L’aîné, Walthère-Jean
(1836-1906), devint administrateur à Verviers du comptoir d’escompte de
En 1836, Frère-Orban devint membre puis président de la commission des
hospices de la ville de Liège où il se fit remarquer par ses qualités
d’administrateur. Elu conseiller communal en 1840, il entra dans la vie
politique à un moment critique de remise en question des principes qui avaient
guidé
Le
premier ministère (1847-1852)
Les élections de juin 1847 assurèrent aux libéraux une victoire éclatante.
Elu député de Liège, Frère-Orban fut appelé dans le cabinet que Charles
Rogier avait été chargé de former. On lui offrit le portefeuille des travaux
publics. Le nouveau ministère arrivait au pouvoir pour réaliser le programme
souhaité par la bourgeoisie censitaire de l’époque. Celui-ci prônait le
respect de la liberté en matière morale, sociale et économique. Il réclamait
l’indépendance du pouvoir civil et la laïcité de l’état. L’Eglise
devait être séparée de l’état, mais la liberté religieuse devait être
respectée sans que pour autant cette liberté puisse conduire à quelque privilège.
Frère-Orban partageait ces principes et s’appliqua à les faire triompher
dans tous les domaines. En effet, bien que jeune ministre, il exerça rapidement
sur Rogier et ses autres collègues un ascendant tel qu’il ne confina jamais
ses activités à celles de son département. Peu à peu, on le vit surtout
intervenir dans les matières relevant des finances et de la justice. Au
parlement aussi, il s’imposa immédiatement à ses amis comme à ses
adversaires politiques par ses talents d’orateur et la rigueur de ses
analyses. Il y défendit avec ardeur l’indépendance du pouvoir civil en matière
d’enseignement et la laïcité de la bienfaisance dans la question de la
liberté de la charité. Félix Delhasse a laissé un portrait frappant de ce
ministre infatigable, à l’éloquence pressante et altière : « S’assimilant
les matières les plus diverses, étrangères jusque-là à ses études, les
finances publiques dans toutes leurs complications, les travaux publics dans
toute leur étendue, et même la guerre, la politique et la science économique,
saisissant toutes choses au premier abord et les exposant toujours avec une rare
clarté, souvent avec une éloquence passionnée, courant à la tribune quand un
de ses collègues y faisait défaut, répondant pour tous et à tous avec une égale
aisance, Walthère Frère, comme orateur et comme homme d’affaires, avait
conquis une des premières places à la chambre et dans le gouvernement. En six
mois, ce jeune parlementaire, ce ministre d’occasion avait pris la tête de
son parti et attiré sur sa personne de vives sympathies… ». Pendant son
court passage au ministère des travaux publics (août 1847-juin 1848), il déploya
une activité débordante, s’occupant de la réforme postale, de la
situation critique des Flandres et de l’administration des chemins de fer.
Malgré une situation financière défavorable, due au déficit important légué
par les administrations antérieures, il réussit à faire voter de gros crédits
au budget de son département. Il voulait équiper
La révolution de 1848 en France et la crise économique et agricole que
connaissait le pays renforcèrent la majorité libérale aux élections de juin.
Frère-Orban, qui depuis un mois remplaçait le ministre des finances à la tête
de son département, se vit offrir ce portefeuille. De 1848 à 1852, il occupa
ce poste clé pour la gestion des affaires de l’état. Ces quatre années
constituent sans doute la période la plus intéressante de sa vie politique. Il
devancera parfois son époque par des réalisations hardies qui alarmeront les
uns et déconcerteront les autres. C’est le moment aussi où il se pencha sur
le sort des moins favorisés et où il essaye, sans succès, de réclamer un
meilleur partage du fardeau de l’imposition. « Il faut, dira-t-il, que
les classes pauvres de la société soient dégrevées ; elles ne peuvent
l’être que par un sacrifice imposé aux classes supérieures ».
L’alerte révolutionnaire avait été chaude, aussi le gouvernement
crut-il sage d’abaisser le cens au minimum fixé par la constitution. Frère-Orban
se résigna bien qu’il fût opposé à cette mesure qui allait permettre la cléricalisation
de plusieurs conseils provinciaux. En matière économique, il prit des mesures
pour soulager la misère des travailleurs. Mais celles-ci avantageaient également
les industriels, parmi lesquels se recrutait l’électoral libéral, car celles
permettaient de pratiquer une politique de bas salaires et favorisaient les
exportations de produits manufacturés. C’est ainsi qu’il allégea le coût
de la vie en abandonnant la politique protectionniste qui frappait les céréales
et les denrées alimentaires. Il supprima l’échelle mobile, moralement
condamnée depuis la famine de 1848, et conclut une série de traités de
commerce qui diminuaient les barrières douanières. Il fit voter certains dégrèvements
d’impôts et réorganisa les finances publiques dont le déficit avait été
aggravé par la nécessité de faire face à la crise économique et à la défense
du pays. Son plan comportait des économies à réaliser sur les budgets et des
nouveaux impôts de consommation. Il présenta surtout un projet de loi qui
instituait un droit de un pour cent sur les successions en ligne directe.
Celui-ci fut combattu avec une rare violence à la chambre et au sénat. Frère
fut accusé de vouloir détruite la famille. Après deux ans de luttes énergiques
et après avoir subi d’importants amendements, cette mesure, qualifiée de
socialiste et même de communiste, finit par être votée au prix d’une crise
ministérielle et d’une dissolution du sénat.
L’épanouissement économique de
Frère-Orban s’occupa encore d’un autre problème qui l’intéressait
tout particulièrement : l’enseignement. En 1847, son premier discours au
parlement avait été consacré à l’exposé de la manière dont il fallait
entendre l’indépendance du pouvoir civil dans son application spéciale aux
lois de l’enseignement. En 1850, il prit une part importante à l’élaboration
et à la discussion du projet de loi organisant l’enseignement moyen public.
Celui-ci confiait à l’autorité civile la direction exclusive des établissements
scolaires où le clergé était invité à venir donner le cours de religion.
Cette loi souleva contre Frère des tempêtes de protestation et ouvrit une période
de longue contestation entre l’église et l’état. En septembre 1852, il fut
amené à quitter le ministère à la suite d’un désaccord avec ses collègues
au sujet des négociations du traité de commerce avec
Frère fit un longue séjour en Italie où il entra en relation avec de
personnalités éminentes du mouvement national unitaire. Il fit la connaissance
de Cavour dont il resta l’ami. Il assuma un rôle brillant dans l’opposition
et reprit sa plume de polémiste. En 1854, il publia dans le Journal de Liège une série d’articles qui furent édités en
brochure sous le titre Les Jésuites,
l’enseignement et
Le
second ministère (1857-1870)
Les libéraux furent rappelés au pouvoir. Rogier constitua un nouveau
cabinet où Frère-Orban occupa le portefeuille des finances. En fait, Rogier ne
conserva qu’une présidence nominale. Le véritable chef du cabinet fut Frère
dont le talent et le prestige n’avaient cessé de grandir. Il s’imposait de
plus en plus à tous, même au roi qui subissait son ascendant. Les relations
entre les deux hommes furent parfois difficiles. Léopold Ier se plaignit à
maintes reprises de son cabinet libéral et particulièrement du ministre des
finances qui cherchait à lui forcer la main dans toute une série d’affaires.
De son côté, Frère-Orban constatait avec amertume que le roi mettait des
obstacles de tous genres aux mesures préconisées par les ministres. Il
constatait aussi qu’il avait fallu, pour le contraindre, offrir la démission
du cabinet, dans un grand nombre de circonstances. Il est vrai que ces treize
années de pouvoir furent émaillées de crises graves. Frère-Orban quitta le
ministère entre juin et octobre 1861 à cause d’un dissentiment qui
l’opposait à ses collègues. En janvier 1864, le cabinet démissionna sans
que pendant sept mois une issue puisse être trouvé à la crise. Rogier et Frère-Orban
finirent par accepter de reprendre la direction des affaires. En 1867, des
divergences entre Rogier et Frère et entre ce dernier et les généraux Chazal
et Goethals provoquèrent la retraite du chef du cabinet et la dislocation du
ministère. Frère étant depuis plusieurs années en fait, sinon en droit, le
chef du parti libéral, Léopold II dut le choisir pour succéder à Rogier. De
plus, le roi espérait qu’il pourrait faire réaliser rapidement les mesures
militaires qu’il souhaitait pour la sécurité du pays.
Pendant son second ministère Frère joua un rôle des plus brillants et
acquit une réputation qui dépassa nos frontières. Dans de nombreux domaines,
il continua de lutter pour faire triompher la prépondérance du pouvoir civil.
Mais il ne put atteindre ce but qu’au prix d’une centralisation du pouvoir
et d’un renforcement du contrôle de l’état. Ce fut le cas dans le problème
des administrateurs spéciaux des fondations charitables, dans l’irritante
question des cimetières, dans la discussion des projets de loi sur les bourses
d’études et le temporel des cultes.
En matière économique, il fut à l’origine de créations et de réformes
importantes. En 1860, il abolit les octrois, ce qui abaissa le coût de la vie.
Mais ces douanes intérieures constituaient la principale ressource des villes.
Il fallut donc leur assurer un revenu équivalent en mettant sur pied un système
de compensations fiscales basé sur la répartition d’un fonds communal
constitué par l’état. Cette réforme fut très populaire mais elle limita
l’indépendance des communes puisqu’elle mit leurs finances dans les mains
du pouvoir central. La libération des échanges s’accentua tant à l’intérieur
qu’à l’extérieur du pays. En 1866 une loi supprima les droits de barrière
sur les routes de l’état. Les péages de l’Escaut furent rachetés. Des
traités de commerce conclus de 1861 à 1863 lancèrent le pays dans la voie de
la liberté commerciale et développèrent notre commerce international. A côté
de ces mesures qui substituaient le libre-échange au protectionnisme, Frère-Orban
continua à doter le pays d’établissements financiers. En 1860, il créa
En matière monétaire, Frère avait des positions différents de celles
de ses collègues. Il fut toujours un chaud partisan du monométallisme. Aussi
en 1861 refusa-t-il de sanctionner, en la contresignant, la loi qui donnait
cours légal à l’or français. Il donna sa démission et ne revint au pouvoir
que quelques mois plus tard. En 1865, il dut accepter de transiger avec ses
convictions. Sur son initiative, fut conclue une convention monétaire qui, sous
le nom d’Union Latine, groupait
Le domaine de la défense nationale préoccupa toujours Frère-Orban qui
était convaincu que la neutralité du pays devait être armée pour être
respectée. Connaissant la position de leur ministre, Léopold Ier comme Léopold
II comptèrent sur lui pour faire aboutir les projets ambitieux qu’ils
formaient pour la sécurité de
Frère-Orban ministre des finances s’occupait également des affaires
étrangères. Il participa aux polémiques ardentes que suscitèrent, tant dans
la presse qu’au parlement, différentes questions relevant de ce domaine. En
1861, il intervint en faveur de la reconnaissance par
Dans d’autres domaines, la politique suivie par Frère-Orban suscita
des critiques sévères. En matière sociale ou d’élargissement du corps électoral,
le grand homme d’état ne se montra pas à la hauteur de ce que ses origines
sociales, son intelligence, son sens politique auraient dû lui dicter. Il ne
comprit pas les transformations que connaissait la société de son époque et
refusa avec entêtement de tenir compte des aspirations démocratiques qui s’y
faisaient de plus en plus jour. Il s’abstint de se pencher sur les problèmes
dramatiques qui existaient dans le monde du travail. Au nom de la liberté et du
refus de l’extension abusive du rôle de l’état, il ne défendit pas en
1869 les mesures visant à réglementer le travail des femmes et des enfants. On
ne manqua pas de faire remarquer qu’il n’avait pas invoqué les mêmes
principes quand il avait voulu contrôler la bienfaisance. Il repoussa aussi
avec intransigeance toutes les tentatives de réformes électorales qui,
pensait-il, desserviraient le libéralisme et conduiraient au renversement de la
bourgeoisie. Il était de ce fait opposé à l’abaissement du cens même avec
le correctif du savoir lire et écrire. Il ne voulait à aucun prix d’une
modification du mode de votation qui « constituerait en arbitres du pays
les manouvriers et les valets de ferme » et qui aboutirait à plus ou
moins brève échéance au suffrage universel. Sous la pression des radicaux et
de l’opposition, il proposa une certaine extension du droit de vote en
admettant certaines capacités pour les provinces et les communes.
Les élections de 1870 réduisirent la majorité libérale à deux voix.
Dans ces conditions, Frère-Orban estima ne plus pouvoir gouverner et le ministère
se retira. Pendant huit ans, il se retrouva dans l’opposition, combattant avec
une égale ardeur radicaux et cléricaux, imposant même parfois ses vues à ses
adversaires. En 1876, il proposa et fit adopter par les chambres la loi sur
l’enseignement supérieur qui accordait la liberté de collation des grades
universitaires. Malgré des dissensions importantes, les libéraux remportèrent
les élections de juin 1878. Frère se vit confier pour la dernière fois de sa
vie la charge de former le cabinet.
Le
troisième ministère (1878-1884)
Pendant six années, Frère dirigea le pays en dominant le roi et le
cabinet par sa personnalité autoritaire, son sens de l’état, sa longue
pratique des affaires politiques et sa compétence indéniable en beaucoup de
domaines. Au sein du ministère, il n’y eut pas d’oppositions irréductibles.
Par contre avec le roi les relations furent parfois très tendues. Chaque fois
que des difficultés graves surgirent entre eux, Léopold II s’effaça devant
son ministre. Le roi supportait mal la tutelle constante que ce dernier exerçait
sur le pouvoir mais il savait que sa position de souverain constitutionnel
l’obligeait à s’incliner devant le chef de la majorité parlementaire. De
plus, il croyait que Frère était le seul capable de transformer notre état
militaire comme il le désirait. Ce furent là sans doute les principales
raisons pour lesquelles il évita que leurs affrontements ne dégénérassent en
crises ministérielles. De son côté, le chef du cabinet essayait de lui être
agréable. Comprenant l’intérêt qu’il portait aux travaux publics, à
certains agrandissements ou embellissements de ses domaines de Laeken, Tervuren
ou Ardenne, il plaida la cause du roi devant le conseil des ministres et fit
accorder les crédits demandés. On peut soupçonner Frère d’avoir facilité
les penchants du souverain pour les grands travaux afin de compenser les
violences que le cabinet était obligé de faire à la royauté pour mener à
bien sa politique scolaire et sa politique de laïcisation de la bienfaisance et
des cultes.
Les libéraux étaient revenus au pouvoir avec le projet de réviser la
loi de 1842 sur l’enseignement primaire. Ils voulaient organiser un
enseignement laïc et neutre soumis à la seule direction du pouvoir civil. La réalisation
la plus retentissante du cabinet fut la loi de 1879 votée en ce domaine.
Celle-ci déclencha une opposition intransigeante du clergé et de l’opinion
catholique qui essayèrent par tous les moyens de combattre cette « loi de
malheur ». La guerre scolaire déchaînée par les évêques renforça la
solidarité du cabinet mais absorba une grande partie de ses activités. Pour réagir
contre les attaques dont il était l’objet, le cabinet dut prendre des mesures
de contraintes et de représailles. Celles-ci eurent pour conséquence de
renforcer la centralisation du pouvoir au détriment des communes et de toucher
aux privilèges dont jouissait le clergé. La réforme de l’enseignement
primaire, la création de nouvelles écoles normales, d’athénées, d’écoles
moyennes de garçons et de filles grevèrent lourdement le budget. L’enquête
scolaire qui devait montrer les moyens employés par le clergé pour entraver
l’exécution de la loi accrut encore le déficit de l’état. Toutes ces dépenses
exigèrent la levée de nouveaux impôts qui constituèrent un argument
redoutable en 1884 contre la majorité qu’avait conduite Frère-Orban. Si la réforme
de 1879 fut coûteuse, si elle n’entraîna ni l’obligation, ni la gratuité
de l’école primaire, réforme sociale à laquelle Frère comme les
doctrinaires étaient opposés, elle eut quand même des conséquences
positives. Elle fit « passer l’enseignement primaire d’une fonction
relativement secondaire à un grand service public ».
La loi de 1879 eut aussi des répercussions sur nos relations extérieures.
En formant le cabinet, Frère s’était réservé le département des affaires
étrangères. La fermeté et la ténacité de son caractère l’amenèrent à
diriger ce dernier en dehors de toute immixtion royale trop directe et à s’écarter
ainsi d’une tradition qui s’était établie depuis 1830. Léopold II n’est
intervenu avec l’assentiment de son ministre que lorsqu’il a estimé que les
intérêts du pays étaient en jeu. Ce fut le cas lors de l’échange de vues
avec le Vatican. Depuis des années, Frère voulait la suppression de la légation
belge auprès du Saint-Siège qu’il estimait sans objet depuis la disparition
des Etats Pontificaux. La décision de rompre avec Rome avait été renforcée
par l’attitude intransigeante du pape Pie IX à l’égard des libertés
modernes et par l’appui qu’il accordait à certains milieux ultramontains
qui en Belgique attaquaient nos institutions nationales. Léon XIII qui était
monté sur le trône pontifical, en février 1878, ne semblait pas partager les
vues de son prédécesseur. Il demanda le maintien des relations diplomatiques
entre les deux pays. Dans l’espoir d’apaiser les esprits, Frère entama
alors des pourparlers avec Rome. Il voulait obtenir, grâce à l’intervention
du pape, un assainissement de la situation politique, un apaisement des attaques
ultramontaines contre la constitution. Mais quand ce premier conflit se doubla
de la question scolaire, il demanda à Léon XIII d’intervenir afin de modérer
l’épiscopat. Malgré ses talents de diplomate et d’habile négociateur, il
échoua et dut rompre en 1880 avec le Vatican.
Un autre grand problème que connut le ministère des affaires étrangères
fut celui de l’entreprise africaine. Comme la plupart des libéraux de l’époque,
Frère était opposé pour ne pas dire hostile à tout projet colonial. Déjà
en 1861, le Duc de Brabant lui avait reproché son indifférence en cette matière.
Aussi la correspondance échangée entre les deux hommes n’aborde-t-elle que
très rarement l’œuvre royale en Afrique dont « l’extraordinaire réussite »
se situe pourtant entre 1878 et 1884. Léopold II estimait qu’il s’agissait
là d’une œuvre privée qui ne regardait pas le cabinet. Ce fut également
l’avis de Frère qui voulut éviter autant que possible que le gouvernement ne
fût mêlé à ce qui se concluait en Afrique. Mais en certaines occasions, le département
dut intervenir. Il ne put alors empêcher de faire des remarques quelque peu
acides. A Jules Devaux, chef de cabinet du roi, il écrivit à propos des
contrats conclus par le Comité d’Etudes du Congo avec des souveraines
africains en 1883 : « J’ai remarqué des clauses qui ne sont guère
en harmonie avec le caractère international et les déclarations du Comité,
aussi bien qu’avec le but humanitaire
que l’on assigne à l’entreprise. L’une des clauses exclut du commerce des
territoires cédés le monde entier, à l’exception des agents du comité ;
une autre gorge d’eau de vie, de gin et de genièvre les rois nègres pour
prix des cessions auxquelles ils consentent. C’est une humanité que l’on
pourrait mettre sur la même ligne que la traite des nègres. Il était au moins
inutile d’en faire mention dans le contrat. Mais tout cela ne me regarda point
et je me tais ».
Un autre problème, celui de la réforme électorale, qui depuis
l’arrivée des libéraux au pouvoir avait été laissé de côté, ressurgit
en 1881. Cette question suscita au sein du parti de graves déchirements. Les
radicaux demandaient d’introduire à côté du cens le principe de capacité
aux élections provinciales et communales. Mais constatent que la majorité était
hostile à une extension importante du droit de vote, ils entamèrent une lutte
acharnée contre le gouvernement et plus particulièrement contre Frère. Ce
dernier restait comme auparavant irréductiblement opposé à toute révision de
la constitution qui amènerait le suffrage universel. Il refusa dans un langage
brutal que « le corps électoral soit désormais infecté par
l’ignorance ». En 1883, il déposa un projet, présenté comme la
formule du gouvernement, alors que les membres du cabinet n’y avaient pris
aucune part, et qui comportait avec certaines restrictions l’adjonction de la
capacité au cens. Comme le roi, Frère avait voulu repousser ce qu’il croyait
être un danger socialiste et républicain. Il n’avait pas désiré modifier
le régime électoral mais s’était borné à faire échouer « les réformes
dangereuses dont la chambre avait été saisie ». La vote de cette loi
augmenta l’impopularité des doctrinaires et les rancoeurs des radicaux. Elle
n’épargna ni aux uns ni aux autres l’échec de 1884.
Comme sous le précédence ministère, Frère se préoccupa des problèmes
de la défense nationale et ceux-ci lui causèrent de graves embarres.
L’interprétation que Léopold II se faisait des pouvoirs militaires qui étaient
confiés par la constitution fut à l’origine de la plupart des heurts qui
opposèrent les deux hommes. Le roi estimait, comme son père, que la conduite
des affaires militaires relevait du domaine privilégié du souverain à qui il
appartenait de choisir et de diriger le ministère de la guerre. Tel n’était
pas du tout l’avis de Frère. Il s’ensuivit une série impressionnante de
conflits envenimés par le « ministère occulte » que dirigeait le général
Brialmont. La mésentente existant entre le souverain et le ministre de la
guerre fut à un moment donné si profonde que Frère suggéra à Léopold II de
traiter directement avec lui les affaires militaires. Différentes mesures comme
l’augmentation du contingent, l’amélioration du casernement, le parachèvement
de la défense éloignée d’Anvers furent réalisées. Le roi, conseillé par
Brialmont, demanda le service personnel obligatoire ainsi que la construction de
fortifications sur
Absorbé par la lutte contre les cléricaux et les radicaux, paralysé
par la guerre scolaire, il ne réalisa pas entre 1878 et 1884 de réformes
comparables à celles des précédents ministères. Après l’échec des élections
de 1884, il rentra dans l’opposition et participa au parlement à tous les
grands débats politiques, économiques, sociaux et militaires. Il intervint également
dans la question congolaise et s’insurgea contre les revendications flamandes
qu’il estimait exagérées et dangereux. Son intransigeance vis-à-vis de
l’extension du droit de vote lui fut reprochée par l’opinion libérale. De
plus en plus isolé, il fut accusé d’avoir sacrifié l’unité de son parti
à ses convictions personnelles. En octobre 1894, il ne fut plus réélu à Liège.
Les derniers moments de son existence furent attristés par la souffrance morale
que lui causaient les déchirements de ses amis politiques. Miné par la maladie
dont il souffrait depuis plusieurs mois, il s’éteignit le 2 janvier 1896.
Frère n’eut pas de funérailles nationales mais les villes de
Bruxelles et de Liège lui rendirent un hommage solennel. Son fils Georges le
fit inhumer selon le rite protestant pour répondre au désir du défunt
qu’une parole religieuse confirmât sa foi spiritualiste. Cela étonna
certains. Si l’éminent homme d’état était anticlérical, adversaire des
conceptions théocratiques, opposé à tout dogme, il ne fut en réalité jamais
antireligieux. Il était déiste et déclarait qu’il ne comprenait pas plus
une société sans religion qu’un monde sans Dieu. Dans sa jeunesse, il avait
été franc-maçon. Initié en 1830, il devint membre de «
Frère-Orban fut un homme d’état brillant, doué d’une intelligence
hors du commun, un orateur de talent et un ministre d’une intégrité absolue.
Il donna le meilleur de lui-même à la nation. Il avait un caractère impérieux,
irascible, une confiance en sa propre valeur. Il crut sincèrement que la
politique qu’il préconisait était celle qu’exigeait le bien du pays. Il
lutte toute son existence pour défendre les libertés individuelles et pour
assurer la prééminence de la bourgeoisie censitaire libérale. Pour réaliser
ces buts, il dut ébranler l’énorme puissance dont disposait l’Eglise en
tous domaines, renforcer le pouvoir centralisateur et les possibilités de contrôle
de l’état. En instaurant un système de liberté par contrainte, il orienta
son parti vers des pratiques paradoxales qui s’éloignaient parfois des idéaux
prônés. Avec obstination il refusa les transformations que le temps avait
apportées aux conditions politiques, économiques et sociales qu’il avait
connues lors de ses débuts dans la vie politique. Il repoussa les aspirations
du monde ouvrier dont il avait favorisé le développement en adaptant le pays
aux nécessités de l’industrie capitaliste. Il mourut en aimant la liberté
mais en n’acceptant pas la démocratie.
Frère-Orban fut l’auteur de nombreux mémoires, publications,
articles, projets de loi, discours, interventions au parlement, qui ont été
imprimés sous forme de plaquettes. La liste de ses écrits a été publiée
dans Notices Biographiques et
Bibliographiques concernant les membres, les correspondants et les associés,
Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. Il a
collaboré à différents journaux, dont Le
Journal de Liège, l’Observateur,
Le 4 mai 1891, l’Académie Royale de Belgique voulant témoigner son
estime au penseur, à l’écrivain et à l’orateur, élit Frère-Orban membre
de
Biographie Nationale.
Bruxelles, Palais de la Nation.