JASPAR, Henri.
Né à Schaarbeek, le 28 juillet 1870, décédé à Bruxelles, le 15 février 1939.
Ministre d'État.
Premier Ministre, 1926-1931.
Ministre des Affaires Étrangères, 1920-1924, 1934.
Ministre des Finances, 1932-1934.
Ministre des Colonies, 1927-1929, 1930-1931.
Ministre de l'Intérieur, 1920, 1926-1927, 1931.
Ministre de la Défense Nationale, 1920 a.i.
Ministre des Affaires Économiques, 1918-1920.
Membre de la Chambre des Représentants.
Grand Croix de l'Ordre de Léopold, Médaille Civique de 1re Classe, Médaille Commémorative du Centenaire.
Collier d'Or de l'Ordre de Wasa de Suède, Grand Croix de l'Ordre des SS. Michel et Georges de Grande-Bretagne, de l'Ordre du Soleil Levant avec Fleurs de Polownia de Japon, de l'Ordre du Lion Blanc de Tchécoslovaquie, de l'Ordre des SS. Maurice et Lazare et de l'Ordre Colonial de l'Étoile d'Italie, de l'Ordre de Charles III et de l'Ordre d'Isabelle la Catholique d'Espagne, de l'Ordre de la Couronne de Chêne de Luxembourg, de l'Ordre du Sauveur de Grèce, de l'Ordre Epi d'Or de Chine, de l'Ordre de l'Aigle Blanc et de l'Ordre Polonia Restituta de Pologne, de l'Ordre du Lion et du Soleil de Perse, de l'Ordre du Danebrog de Danemark, de l'Ordre de l'Étoile de Roumanie, de l'Ordre de la Légion d'Honneur de France, de l'Ordre Mohammed Ali d'Egypt, de l'Ordre des Trois Étoiles de Lettonie, de l'Ordre de la Rose Blanc de Finlande, de l'Ordre de l'Étoile d'Ethiopie, de l'Ordre de Saint-Olaf de Norvège, de l'Ordre du Christ de Portugal, de l'Ordre du Soleil de Pérou, de l'Ordre Al Merito de Chile et de l'Ordre Pontificial du Pie.
JASPAR, Henri. Avocat et homme politique, né à Schaarbeek le 28 juillet 1870, décédé à Saint-Gilles-lez-Bruxelles le 15 février 1939.
Issu d’une famille modeste de la bourgeoisie de la capitale, Henri Jaspar dut faire son chemin par ces propres forces. Il fit ses études primaires à l’école communale de Schaerbeek, puis ses humanités à l’Athénée de Bruxelles. Ayant tiré au sort un « mauvais numéro », il fit son service militaire aux Chasseurs à Pied de Tournai, ne voulant pas par principe se payer un remplaçant. Il fit ensuite ses études de droit à l’Université de Bruxelles et entra comme stagiaire chez Maître Bonnevie, avocat de renom, d’un tempérament plein de feu et d’agressivité comme le sien. Assidu chez son patron qui ne craignant pas de le convoquer souvent dès six heures du matin, il prit part avec une joie intense à la vie et aux luttes du barreau. Il approfondit le droit pénal, ce qui le mit en contact avec Jules Lejeune dont il devint le disciple fervent. Il se consacra à l’œuvre de la défense des enfants en justice qui anticipa sur la loi sur la protection de l’enfance de 1912 et sur l’œuvre national de l’enfance. Il se spécialisa dans le droit maritime dont il dirigea pendant plusieurs années de revue. A 24 ans, Henri Jaspar était membre de la commission du jeune barreau ; à 27 ans, il était désigné pour prononcer le discours de rentrée ; à 40 ans, il était président de ce groupement. Il retourna au barreau dans les intervalles entre ses charges ministérielles et lorsqu’il quitta la politique. Il ne voulut jamais d’autre gagne-pain. Il dut chaque fois se reconstituer une clientèle. En sortant du gouvernement, il refusa l’honneur du bâtonnat parce qu’il avait été trop longtemps, à son gré, éloigné du palais, mais il accepta la présidence de la Fédération des Avocats. C’est à juste titre que son buste fut placé au Palais de Justice en 1946, parmi ceux des maîtres de la profession.
Il avait, chose étrange, fait sa trouée devant le grand public en plaidant en 1911, devant le tribunal de première instance de Bruxelles, le procès intenté à l’Etat par la princesse Louise, fille de Léopold II. Il y dépensa toute son ardeur. Qui aurait pu croire, alors, qu’il serait appelé plus tard à gérer l’empire que la Belgique doit au génie de son Roi et à prononcer, au nom du gouvernement, l’éloge du Souverain lors de l’inauguration de la statue équestre de la place du trône ?
Henri Jaspar paraissait, dans sa jeunesse, plutôt orienté vers la Gauche. Il avait comme amis à l’Université Paul-Emile Janson, Louis Franck, Louis Wodon, Félicien Cattier qu’il retrouva plus tard dans la politique, ainsi que Paul de Reul et Jules Bordet. Il fréquentait Emile Vandervelde, mais ne se lia jamais avec lui. Cependant ses intimes le considéraient comme un homme de droite. N’avait-il pas, à l’athénée, tenté un jour de justifier le Saint-Berthélémy ? On le traitait en riant de « clérical », ce qu’il ne fut jamais. A la vérité, en se plaçant sur un plan très supérieur à la politique, on doit dire qu’ Jaspar, même quand il ne pratiquait pas encore, avait une âme naturellement religieuse. Le matérialisme lui faisait horreur. Paul-Emile Janson a pu dire de lui : « Il revendiquait avec crânerie le droit de croire et de soutenir que la foi religieuse, sa culture, sa diffusion, constituent un élément essentiel de la civilisation et du développement individuel ». Mais il resta longtemps à la porte du temple, dans une attitude respectueuse, jusqu’au jour lointain où l’expérience de la vie, de grandes douleurs – son fils aîné Paul mourut en 1920 des suites de la guerre – et de délicates instances lui firent accomplir le pas décisif. En politique il n’était pas nettement classé avant 1918. Il aspirait à un ordre social fondé sur la tradition belge, mais épuré par l’entr’aide la plus généreuse. Il avait le besoin de persuader, de diriger, de commander. Il avait, sans le savoir encore, le sens de l’état. Woeste, qui l’avait deviné, lui fit un jour des avances : mais il était beaucoup trop indépendant pour se mettre sous la houlette d’un chef de parti, surtout de celui-là. C’est pourquoi il y eut de la surprise quand il entra dans le ministère Delacroix au titre de représentant de l’opinion catholique. On s’était jadis mépris de la même façon sur Auguste Beernaert qui devint, lui aussi, leader du même parti et une de ses gloires.
C’est pendant l’occupation du pays, en 1914-1918, qu’ Jaspar fut orienté vers la défense et la poursuite des intérêts généraux du pays, voie d’accès la plus noble à la vie publique. Il fut mêlé aux protestations du barreau formulées par le bâtonnier Theodor contre toutes les violations du droit commises par l’envahisseur. Son ami Félicien Cattier le mit en rapport avec Francqui, le grand animateur du Comité National de Ravitaillement, sorte de gouvernement de fait qui s’était constitué à l’intérieur pour assurer la distribution des vivres importés sous pavillon neutre grâce aux fonds fournis par le gouvernement belge exilé. Francqui apprécia les hautes capacités d’Henri Jaspar. Tout le monde aspirait, non sans illusions, à de grands changements dans la politique après la libération. On cherchait des hommes nouveaux, libérés de certaines consignes. C’était là une occasion unique pour un homme de sa taille, animé de la noble ambition de servir, et il n’était pas homme à la manquer. C’est ainsi qu’il entra dans le cabinet formé par le roi Albert à Lophem avant son entrée à Bruxelles. Il retrouva au ministère des affaires économiques qu’il mit définitivement sur pied, son ami Louis Wodon et il se fit la main aux affaires politiques. Député de Liège en 1919 sans sollicitation de sa part, il apparaît dès 1920 comme une des fortes têtes du gouvernement. Au département des affaires étrangères qu’il géra pendant trois ans et demi, il donna bientôt sa pleine mesure.
Pour un homme de sa trempe, de son savoir, de son patriotisme, ce fut une grande satisfaction morale que de délaisser la bataille des intérêts privés pour se vouer, après les souffrances de la guerre et l’exaltation de la victoire, à la haute tâche de guide responsable de la politique étrangère de la Belgique. Débarrassée de son statut de neutralité permanente, elle entendait jouer un rôle dans la politique occidentale. Henri Jaspar continua l’œuvre de Paul Hymans en plaidant sa cause dans les conférences internationales ayant pour objet l’application pratique du Traité de Versailles ; il rechercha pour elle la sécurité par l’entente de la France et de l’Angleterre ; il défendit son droit aux réparations toujours contestées et réduites. Le citoyen du pays occupé, tant de fois brimé et humilié, montait à l’échelon des vedettes internationales des conférences de Gênes et de Cannes.
Jaspar, déjà entraîné au travail d’équipe, prit vigoureusement la direction du département qui lui avait été confié et conduisit d’une main ferme – et parfois rageuse s’il rencontrait de la résistance – les agents du corps diplomatique habitués à être menés moins rudement. Le contact de l’ennemi avait aiguisé son patriotisme ; il était conscient de l’immense prestige que valaient à la Belgique unie à son Roi la part qu’elle prise à la victoire et sa résistance à l’envahisseur. Il voulait que ce prestige fût un instrument d’action. La notion de « puissances à intérêts limités » qui tendait à refouler les petits états hors des sphères dirigeantes des grandes affaires avait déjà coûté à la Belgique bien des déboires. Cette notion lui était odieuse. Henri Jaspar estimait que la Belgique devait faire partie du conseil suprême interallié pour défendre ses intérêts directs et pour travailler à la pacification générale. Il sentait, il voyait que l’entente entre l’Angleterre et la France était le facteur principal de la sécurité de l’Occident. Il travailla sans relâche à la promouvoir, à la maintenir, à la consolider, s’efforçant de rapprocher les points de vue divergents de Lloyd George et de Poincaré. Avec une persévérance inlassable, il agit sans cesse en conciliateur. A Cannes, en 1922, il était parvenu à obtenir de lord Curzon la promesse d’un traité de garantie qui aurait doublé et dépouillé du venin q’elle contenait, aux yeux de certains, la seule garantie française. Hélas, le traité n’eut pas de suite. Dans la défense des droits de la Belgique, le juriste Belge se montra un politique réaliste et avisé, négociant sans cesse suivant le précepte de Richelieu. Il servit maintes fois de conciliateur officieux entre ses grands partenaires. A la conférence de Gênes, il fut, à un certain moment, seul à défendre contre les Russes le principe de la propriété privée et le respect des engagements souscrits. Sa vigueur, son entregent, ses manières enjouées mêlées de flambées de colère lui valurent très vite une très brillante position dans les réunions internationales. Il ne tomba jamais dans le juridisme sec et acariâtre de Poincaré qui rendit si difficile les relations entre la France et l’Angleterre et aboutit finalement, sans profit pour personne, aux abandons successifs qui firent disparaître garanties d’une paix durable.
Jaspar devait montrer plus haut encore. Démissionnaire en 1924, à la suite du rejet par la chambre d’un traité de commerce avec la France, il fut nommé Ministre d’Etat. Lors de la crise financière de 1926 qui entraîna la chute du cabinet Poullet-Vandervelde, le Roi qui avait appris à le bien connaître le chargea de former une sorte de gouvernement de salut public. Ayant pris pendant quelque mois son ami Francqui comme ministre sans portefeuille, il provoque, après une dévaluation inévitable, un redressement spectaculaire des finances publiques. Il sut maintenir l’union pendant plus d’un an pour en assurer le succès ; mais, les socialistes voulant combattre sa politique sur le plan électoral, il se passa d’eux et continua avec un gouvernement catholique-libéral.
Ministre des colonies, Henri Jaspar s’attacha au développement du Congo. Par un trait qui souligne son extrême délicatesse, il vendit avant d’entrer en fonctions toutes les valeurs coloniales qu’il possédait. Ses initiatives furent nombreuses et répondaient bien souvent à des idées profondément mûries du roi Albert, surtout dans le domaine scientifique et humanitaire. Le Congo lui doit la création du comité national du Kivu en 1928, celle de l’Institut Royal Colonial, le transfert à Anvers de l’Ecole de Médecine Tropicale, la constitution du Fonds Reine Elisabeth d’assistance médicale aux indigènes ; il donna une vive impulsion à la réalisation d’un vaste programme d’élevage dans le Sud-Est. Son allant, sa confiance dans les « anciens », son langage toujours fier et même un peu cocardier lui valurent la sympathie profonde des milieux coloniaux. En même temps, il défendit les droits de la Belgique aux conférences de La Haye de 1929 et de 1930 qu’il présida et où figurèrent Briand et Stresemann. Il publia plus tard de précieux souvenirs sur ces réunions. Il prit une part en vue aux fêtes du Centenaire. Dans son uniforme de ministre, constellé de décorations, Henri Jaspar avait grand air et chaque fois qu’il prit la parole ce fut pour donner au pays des leçons de sagesse et d’énergie. Il fut avec éclat le premier ministre du centenaire de l’indépendance. Mais après quatre années au pouvoir il était visiblement fatigué. On le trouvait trop autoritaire ; on ne voulait pas croire aux périls qu’il dénonçait. Jules Renkin le remplaça avec un ministère de « petites gens ».
Jaspar revint au gouvernement en 1932 quand le comte de Broqueville lui demanda de se charger du portefeuille des finances. Il le garda jusqu’en 1934, luttant par tous les moyens contre les conséquences de la crise. Il fut – avec quel regret – le chien de garde du budget. Il aimait à parler de son mauvais caractère. Il en donna mille preuves à ses collègues en pratiquant une politique de sévères restrictions et de fiscalité renforcée. Cette besogne ingrate lui déplaisait, mais il l’accomplit intégralement, par devoir. Il défendit la politique financière du gouvernement par des discours qui sont parmi ses meilleurs. Le roi le soutenait et l’encourageait de son mieux, sachant quel sacrifice il faisait au pays en l’acceptant. Mais il n’était pas économiste et le recours à une fiscalité renforcée ne pouvait sauver la monnaie déjà compromise par des dilapidations antérieures et par la situation générale. Il retourna avec joie aux affaires étrangères lors du remaniement du cabinet en juin 1934. A la chute du cabinet de Broqueville, au mois de novembre, le roi Léopold lui offrit encore une fois le pouvoir, mais il ne parvint pas à s’entourer des concours nécessaires. Henri Jaspar assista avec méfiance à l’expérience van Zeeland. Il quitta le parlement en 1936, non sans amertume, et plein d’inquiétudes sur l’avenir du pays et de ses institutions. Il reprit place au barreau. Il ne sortit de sa retraite qu’en 1939, quand Léopold III le pria encore une fois de former un ministère. Il procéda aux consultations d’usage, malgré un état de santé précaire, mais dut constater que l’hostilité des socialistes contre sa personne ne lui permettrait pas de réussir. Ce fut son suprême effort. Le lendemain, il dut entrer en clinique et subir une opération dangereuse. Le roi vint le visiter. Le nonce apostolique, Mgr Micara, lui conféra les derniers sacrements. Il mourut le jour même, emporté par une embolie.
Jaspar était doué d’une intelligence exceptionnellement vigoureuse et rapide. Il aimait la lutte sous toutes ses formes. Il avait le caractère ferme, l’esprit dominateur. Au premier abord, il paraissait tout hérissé, mais il avait le cœur bon et généreux, très ouvert à l’amitié. Il estimait ceux qui lui tenaient tête avec de bonnes raisons. Il était resté jusqu’à l’âge mûr, à tel point bouillant et primesautier qu’aux affaires étrangères, son chef de cabinet, le vicomte Jacques Davignon, qu’il avait choisi parce que prudent et réfléchi, mettait parfois dans un tiroir les lettres qu’il avait dictées sous l’empire de la colère ou de l’indignation et les lui représentait le lendemain. Il les remaniait aussitôt. Profondément dévoué à la chose publique, il lui sacrifia les plus fructueuses années de sa carrière d’avocat. Pour le désintéressement, il aimait à se dire de l’école de Woeste. Sous son opulente chevelure devenue blanche très tôt, le teint rosé, les yeux d’un bleu très clair, sa physionomie était le plus souvent souriante. Le mécontentement, la contradiction la transformaient instantanément. Sa sensibilité était très vive ; il souffrait profondément des attaques qu’il subissait au parlement et dans la presse qu’il lisait avidement. Venu tard à la politique, il ne put jamais s’habituer à voir ses intentions bafouées, sa probité mise en doute, son patriotisme suspecté. Quand se déroula la campagne rexiste, des ennemis adressaient sous pli fermé, à sa femme alors mortellement atteinte et qu’il adorait, et à lui-même, des feuilles contenant les plus odieuses calomnies. Son équilibre moral en était troublé pendant plusieurs heures. Son éloquence était entraînante, elle perçait dans un entretien familier, à la table du conseil comme à la tribune. Il avait au plus haut point l’esprit de riposte.
Profondément attaché à la monarchie, il eut avec le roi Albert les relations les plus affectueuses. Le Roi appréciait la générosité de son caractère, son désintéressement, son esprit intensément national. « La Belgique, lui écrivit le 25 octobre 1923, possède un excellent ministre des affaires étrangères et je ne puis assez vous dire combien j’apprécie votre politique active et sage qui sauvegarde notre souveraineté nationale et l’autonomie de nos intérêts permanents ».
Il lui écrivait de Saint-Moritz, le 1er janvier 1928 : « La Belgique possède en vous un chef de gouvernement dont le grand talent et l’ardent patriotisme sont les plus sûrs garants d’une politique sage, ferme et progressive ». Ces liens vont en se renforçant. Le Roi lui écrivit après les fêtes du Centenaire, le 27 novembre 1930 : « J’attache un grand prix à vos sentiments en raison même de nos liens d’amitié si sincère, de la profonde estime que j’ai pour votre caractère et votre talent et de la reconnaissance que j’éprouve comme chef d’état et comme Belge pour les services éminents que vous avez rendus au Pays ». Il soutenait le Roi, il luttait contre le pessimisme qui l’obsédait parfois, il le couvrait toujours avec un dévouement absolu. Aussi quand Henri Jaspar quitta le pouvoir le 6 janvier 1931, le Roi lui adressa la lettre suivante qu’on ne peut lire sans émotion : « Au moment où je viens de signer l’arrêté par lequel j’accepte votre démission, il me tient particulièrement à cœur de vous dire mes très vifs et mes sentiments de chaleureuse estime pour les grands services que vous avez rendus au Pays dans des circonstances toujours difficiles et épineuses. On ne peut jamais oublier les maux qui menaçaient le pays au moment où vous avez pris la direction des affaires, et la rétablissement rapide et complet de la Belgique, objet d’étonnement pour les étrangers et les Belges eux-mêmes… Cher ministre, je conserverai toujours une souvenir réconfortant de votre attitude à l’égard de la monarchie et de moi-même. Quelle que soit la déchéance des institutions, les relations d’homme à homme peuvent conserver toute leur force et toute leur valeur morale au service du bien et des intérêts supérieurs de la Patrie. Toujours votre très affectionné, Albert ». Un peu plus tard le Roi lui mandait : « A côté des nombreuses déconvenues de ma charge, j’ai quelquefois le bonheur de travailler avec des hommes qui sont les meilleurs du pays et, parmi ceux-ci, croyez que c’est avec vous que cette coopération de bonne volonté au service du pays a été la plus confiante et la plus complète ». Il lui écrivait encore le 23 décembre 1932 : « Je suis touché des vœux que vous m’adressez à l’occasion de mon anniversaire d’avènement. Cette date ne me rappelle rien d’agréable, mais aujourd’hui elle me vaut un témoignage de chaleureuse sympathie de votre part, ce qui me cause un réel plaisir. Je vous en remercie beaucoup. Vous êtes un grand serviteur de l’état et j’éprouve autant d’estime pour votre talent que d’affection pour votre personne ».
Henri Jaspar, dont la carrière politique se situe tout entière entre les deux guerres, fut incontestablement la figure marquante de cette époque. Il montra les qualités les plus éminentes de l’homme d’état bien que son impulsivité lui fît parfois tort et le fît taxer d’intransigeance ; cependant il lui manqua toujours, dans le maniement des partis, cette dextérité qui ne s’acquiert que par un long apprentissage dans les assemblées délibératives. Il ne gagna jamais la confiance complète du groupe qu’il avait rejoint dans son âge mûr, et il en souffrit. Il eut le tort de dire et de croire qu’il pouvait résoudre le problème linguistique parce que ce problème, si on le comprend bien, ne comporte aucune solution définitive mais seulement des solutions d’attente épousant l’évolution sociale.
Spaak a dit de lui : « Il n’avait pas le sourire complice et je ne crois pas qu’il ait jamais frappé sur l’épaule d’un collègue. C’était un bourreau de travail. Il s’imposait par ses qualités de premier ordre. C’est un conseiller d’avisé et un debater redoutable ».
Mais Henri Jaspar a mérité d’être jugé sur un plan plus élevé encore que le barreau et la politique. Lui, qui avait parcouru une longue étape avant de trouver le havre où son âme s’épanouit en paix, avec ses chers souvenirs, celui de son jeune fils, Paul et de sa femme, sentait profondément que l’homme doit s’attacher à ce qui le dépasse. Il disait en 1938 à une manifestation organisée en son honneur par les catholiques bruxellois : « Je ne crois pas aux réformes de structure tant que notre âme ne sera pas réformée. Nous avons rétrogradé, nous avons sacrifié à d’illusoires progrès matériels sans précieuses quêtes morales : notre fidélité à la parole donnée et à la signature des contrats, notre respect du travail et de l’effort. C’est ce recul qui avive cette odieuse lutte des classes que d’aucuns ont encore aujourd’hui l’aberration d’ériger et dogme. C’est elle, enfin, qui nous faisant redevenir païens, c’est-à-dire voluptueux et durs, excite les haines et propage la violence du verbe et des actes ».
Sa mort, à la veille du déclenchement de la deuxième guerre mondiale, priva la Belgique d’un serviteur qui aurait pu lui être d’un grand secours dans l’épreuve. Henri Jaspar succomba en mettant ses dernières forces au service du jeune roi qu’il avait instruit à la demande de son père, montrant qu’à ses yeux, l’accomplissement du devoir n’avait pas de limites. L’opinion belge et l’opinion étrangère furent vivement impressionnées par les circonstances de cette disparition et rendirent des hommages unanimes à sa mémoire. Bon époux, bon père, bon citoyen, ce grand lutteur descendit dans la tombe entouré des témoignages unanimes de regret et de reconnaissance de son Pays.
Comte Louis de Lichtervelde – Biographie Nationale.
Bruxelles, Palais de la Nation.