JUNGBLUTH, Harry.

Né à Mons, le 27 avril 1847, décédé à Bruxelles, le 27 mars 1930.

 

Lieutenant-Général de l'Artillerie.

Adjudant-Général, Chef de la Maison Militaire du Roi, 1909-1930.

Chef d'État-Major Général de l'Armée, 1910-1912.

Gouverneur Militaire de la Position Fortifiée de Namur, 1908-1910.

Aide de Camp du Prince Albert, 1896-1909.

Officier d'Ordonnance du Comte de Flandre, 1886-1896.

 

Grand Croix de l'Ordre de Léopold et de l'Ordre de la Couronne, Croix de Guerre 1914-1918 avec Palme, Médaille de l'Yser, Médaille Commémorative de la Campagne 1914-1918, Médaille de la Victoire, Médaille Commémorative 1870-1871, Croix Militaire de 1re Classe, Médaille Commémorative du Règne de Léopold II.

Grand Croix de l'Ordre du Lion Blanc de Tchécoslovaquie, de l'Ordre Royal de Victoria de Grande-Bretagne, de l'Ordre des SS. Maurice et Lazare d'Italie, de l'Ordre du Mérite Militaire de Bulgarie, de l'Ordre de la Couronne de Chêne de Luxembourg, de l'Ordre du Mérite Militaire d'Espagne, de l'Ordre d'Orange-Nassau et de l'Ordre de la Maison de Nassau Pays-Bas, de l'Ordre du Soleil Levant de Japon, de l'Ordre de la Couronne et de l'Ordre de la Lion et du Soleil de Perse, de l'Ordre du Danebrog de Danemark, de l'Ordre de la Légion d'Honneur de France, de l'Ordre de l'Étoile d'Ethiopie, de l'Ordre de Sainte-Anne de Russie, de l'Ordre de l'Épée de Suède, de l'Ordre de la Couronne de Roumanie et de l'Ordre d'Isamaïl d'Egypt, Distinguished Service Medal États-Unis, Croix de Guerre 1914-1918 Française.

Huit Chevrons de Front.

 

 

JUNGBLUTH, Harry-Alfred, général et chef d’état-major de l’armée, né à Mons le 27 avril 1947, décédé à Bruxelles le 27 mars 1930.

Fils de Mathieu-Joseph Jungbluth, artiste peindre, de nationalité allemande ; et de Sara-Isabelle Parker. Il opta à vingt et un ans pour la nationalité belge, et remplit le 25 juillet 1868 devant le bourgmestre d’Ixelles la déclaration prescrite à cette fin par le code civil. Celle-ci fut enregistrée le 7 août de la même année.

Harry Jungbluth entra à l’Ecole Militaire (section des armes spéciales) le 4 novembre 1865. Sous-lieutenant, puis lieutenant d’artillerie (31 mars 1870), il fut admis à l’Ecole de Guerre en 1871. Nous le retrouvons plus tard capitaine d’état-major (1875), aide de camp du général major Courtin (1882), attaché à l’état-major de la première circonscription militaire (1886), adjoint à l’état-major de la seconde circonscription (1887).

Le 30 janvier 1888, il remplaça le capitaine Terlinden comme officier d’ordonnance du Comte de Flandre et fut chargé à ce titre de l’éducation du prince Albert, devenu héritier du trône à la mort de son frère aîné, le prince Baudouin (23 janvier 1891). Albert, entré très jeune à l’Ecole Militaire, y avait été mal préparé par des études insuffisantes. Son précepteur, en la circonstance, s’avéra d’un grand secours. Pédagogue plein de doigté et de perspicacité, peu soucieux de faire simplement répéter à son élève les idées des autres, ou encore de lui imposer les siennes, il l’incita à en concevoir qui lui fussent personnelles. « Causez, disait-il, avec les hommes les plus qualifiés, les plus compétents. Ne formez pas votre opinion définitive avant d’avoir confronté leurs témoignages. Mais après avoir écouté, décidez par vous-même ». Le prince, encouragé de la sorte et très réfléchi de nature, répondit à son attente. Il lut beaucoup, la plume à la main, surtout des œuvres sociales, et parmi elles les moins orthodoxes.

A la cour Jungbluth naviguait entre les écueils, se butant tantôt au catholicisme piétiste de la Comtesse de Flandre, tantôt au despotisme du roi Léopold. Pour faire contrepoids à ses convictions libérales et protestantes, un autre officier, le Comte François de Hemricourt de Grunne, catholique celui-là et traditionaliste, avait été nommé en décembre 1892 officier d’ordonnance. Les deux mentors, selon le mot de Carlo Bronne, ne pouvaient coexister ; le premier, après une longue rivalité, resta maître du terrain.

L’éducation d’Albert terminée, le fit ne se rompit pas. Le prince et son aide de camp entreprirent ensemble de nombreux voyages ; soit en Belgique, qu’ils visitèrent à fond, soit à l’étranger, notamment aux Etats-Unis (mars à juillet 1898). Le mariage d’Albert ne modifia en rien ce climat de confiance. Dans l’entourage apparurent cependant de nouvelles figures, dont celles d’Emile Waxweiler et de Jules Ingenbleek (lequel devint finalement secrétaire adjoint du prince) ; mais toutes, comme par hasard, partageaient les opinions de Jungbluth. Plus guère de traces en revanche de Mgr Lefebvre, ou des pères jésuites Castelain et Vermeersch, les anciens professeurs de philosophie, d’apologétique et de théologie. Jungbluth ne cachait pas aux libéraux de sa connaissance que le prince n’était « d’aucune façon un clérical » ; que c’était au contraire « un vrai Joseph II qui examinait et étudiait personnellement les affaires pour le bien du peuple ».

Dans le petit groupe d’intellectuels qui entourant l’héritier du trône, deux projets s’esquissaient. L’un concernait l’intégration définitive dans le régime du parti socialiste, et la participation de ses chefs au gouvernement – une opération qui exigeait la fin de l’hégémonie du parti catholique. L’autre avait trait à la réorganisation de l’armée. Pour que Jungbluth put, le moment venu, attendre ce dernier objectif, on lui confia le commandement de la position fortifiée de Namur (26 juin 1908). L’année suivante, Albert montait sur le trône et le faisait nommer adjudant général, chef de sa maison militaire (29 décembre 1909).

Jungbluth avait été éloigné, pendant vingt ans, d’un contact régulier avec la troupe. La vie de cour ne lui avait gère laissé non plus le temps d’approfondir les problèmes de défense. Conscient de ce handicap et convaincu de l’urgence des réformes, il fit entièrement fond sur les idées de celui qu’il considérait, à tort ou à raison, comme la plus belle intelligence de l’armée, le colonel Baron de Ryckel, ancien professeur à l’Ecole de Guerre, esprit non-conformiste, brillant théoricien, mais aussi caractère entier et difficile. Des contacts furent pris (décembre 1909), des promesses furent échangées (avril 1910).

Parmi les idées de Ryckel deux doivent être soulignées : 1° la transformation du corps d’état-major en état-major de l’armée, lequel dépendrait en dernière analyse du roi, commandant en chef ; 2° la concentration de l’armée sur la frontière même (un sondage diplomatique révélant à l’avance lequel de nos voisins serait l’agresseur). Cette théorie s’opposait à une autre qui reconnaissait au ministre la haute direction de l’état-major ; et qui préconisait, en cas de menace, la concentration de l’armée au centre du pays.

L’opiniâtreté qui mit Jungbluth à imposer les idées de de Ryckel, estimées par lui fort supérieures, provoquera un conflit acharné, très long, plein de rebondissement, qui débutera par un succès : la création de l’état-major de l’armée. Jungbluth en fut le premier titulaire, avec de Ryckel sous ses ordres.

La crise d’Agadir, qui culmina en septembre 1911, révéla aux yeux de tous notre impréparation. Le nouveau chef d’état-major, inquiet de la tournure des événements, avait fait revenir précipitamment le roi du Tyrol, où il passait ses vacances. La classe de 1905 qui devait être libérée fut maintenue sous les drapeaux et les ministres envisagèrent même le rappel de trois classes. Des heurts se produisent à ce moment entre Jungbluth et Hellebaut, le ministre de la guerre. Leurs conceptions du rôle et des pouvoirs de l’état-major différaient complètement. Une campagne de presse que le ministre crut inspirée par les subordonnés de Jungbluth aggrava le différend.

Après que la France et l’Allemagne eurent réglé pacifiquement leur querelle, les problèmes militaires perdirent leur caractère d’extrême urgence. On se trouvait d’autre part, à quelques mois d’élections générales. de Broqueville, le chef du cabinet, d’abord en clin à soutenir l’état-major, fit momentanément marche arrière. Plutôt que de pousser le ministre de la guerre dans ses derniers retranchements et de provoquer une crise dommageable pour le parti catholique, il chercha patiemment, mais en vain, une formule transactionnelle. Hellebaut démissionna le 23 février 1912.

Le chef du cabinet exerça par intérim la direction du ministère. Toujours soucieux d’un compromis il décida d’augmenter les prérogatives de l’état-major, tout en préservant l’autorité et la responsabilité gouvernementales (5 mars 1912) – une solution qui n’eût pas l’heur de plaire à Jungbluth. Impatienté, de Broqueville réagit fermement et lui dénia le droit de ce considérer comme le porte-parole du souverain (29 mars 1912). Après quoi il remit, à la veille de la campagne électorale, le département de la guerre au mains du général Michel (3 avril 1912). Jungbluth laissa passer l’orage. Les libéraux – dont il était – alliées aux socialistes, se croyaient assurés du succès lors de la consultation populaire imminente. Dans l’entourage du roi on rêvait déjà d’un ministère où figureraient Hymans, Franck et Masson.

Précisément à ce moment se place un événement qui, plus tard, fera l’objet de nombreux commentaires. Au cours d’un entretien avec Jungbluth, le 23 avril 1912, le lieutenant-colonel Bridges, attaché militaire britannique, lui apprit que son gouvernement avait été prêt, lors de la crise d’Agadir, à faire débarquer des troupes en Belgique sans même attendre un appel à l’aide. Jungbluth objecta que le consentement du gouvernement de Bruxelles était indispensable. Son interlocuteur répondit que l’impréparation de l’armée belge rendait précitée inévitable. Lors d’une seconde rencontre, fin juin, Jungbluth réaffirma de la façon la plus nette que la Belgique était seule juge des secours dont elle pouvait avoir besoin, et qu’elle se défendrait contre quiconque violerait sa neutralité.

Le renforcement de l’armée avait donc une priorité absolue. Encore fallait-il que le gouvernement et le parlement y consentissent. Les élections qui eurent lieu le 2 juin furent, contrairement à l’attente de Jungbluth, un triomphe pour les catholiques. Coup d’autant plus rude pour lui qu’il coïncidait avec la fin de sa carrière à l’état-major. Agé de soixante-cinq ans, il lui fallait quitter le service actif, tout en restant chef de la maison militaire du roi. Ce dernier, comme signe de « sa profonde et affectueuse estime », ainsi que de « sa reconnaissance pour les services rendus », doubla à cette occasion l’indemnité que le général recevait de la liste civile.

Il s’avéra bientôt, qu’en dépit de la victoire catholique, les projets de réforme militaire n’étaient pas compromis. de Broqueville, qui conservait le pouvoir, en était sur de nombreux points partisan. Jungbluth, d’autre part, complait sur l’appui du capitaine Galet, ancien professeur à l’Ecole de Guerre, qui allait, en décembre, devenir officier d’ordonnance du souverain. Enfin, il avait toutes les raisons de croire que lui succéderait le général Dufour, autre disciple de de Ryckel, qu’il avait fait désigner comme sous-chef de l’état-major, deux ans auparavant. Sa nomination avait été acceptée par le ministre Michel ainsi que par de Broqueville. Le roi avait déjà signé l’arrêté. Tout avait donc été prévu dans les détails, sauf la réaction de généraux plus anciens que Dufour, et aussi qualifiés que lui, lesquels protestèrent contre ce passe-droit, avec à leur tête de Ceuninck.

La crainte de murmures et de remous fit reculer Michel et de Broqueville. Ils demandèrent au roi l’annulation de la nomination de Dufour, ce à quoi consentit le souverain après plus d’un mois de tergiversation (12 août 1912). Une fois en place, de Ceuninck, qui soupçonnait de Ryckel d’intrigues, l’écarta de l’état-major de l’armée. Trois mois plus tard, nouveau rebondissement : les projets de Michel sur la durée du service militaire ne concordant pas avec ceux de de Broqueville, le premier démissionna (11 novembre 1912), le second le remplaça.

Le nouveau ministre de la guerre, pour autant que son autorité ne fut pas mise en question, se montrait favorable aux conceptions de Jungbluth et de de Ryckel. Malgré la résistance de son propre parti, il préparait l’introduction du service général – une réforme qui était la condition des autres. « Quand nous aurons obtenu cet important résultat, déclara Jungbluth au capitaine Génie, l’attaché militaire français, nous ferons de l’organisation » (10 octobre 1912).

de Broqueville se rallia ensuite au plan de mobilisation sur place (note du 27 février 1918), que de Ceuninck finit par accepter lui aussi, après l’avoir quelque peu amendé. Toujours en conformité avec les idées de Jungbluth et de de Ryckel, le ministre préconisa enfin la concentration de l’armée sur la frontière menacée (même note du 27 février 1913).

de Ceuninck cette fois fit la sourde oreille. Jungbluth s’efforça de briser sa résistance en demandant la réintégration de de Ryckel dans l’état-major. D’accord en principe, de Broqueville tarda s’exécuter ; ce qui explique les pressions énergiques qui s’exercèrent sur lui en novembre. Le 21 décembre 1913, de Ryckel était enfin nommé sous-chef de l’état-major après avoir promis au ministre de lui remettre, dans les trois mois, un plan de concentration de l’armée sur la Meuse. de Ceuninck, toujours chef de l’état-major, fut prié de ne plus s’occuper du problème susdit, la solution de celui-ci étant confiée à son subordonné.

Après trois mois, de Broqueville s’enquit de l’état d’avancement des recherches de de Ryckel. Celui-ci ne put que présenter une ébauche, très insuffisante. Comme le poste de chef d’état-major de l’armée devenait vacant par suite de la retraite du lieutenant général De Ceuninck, le baron de Broqueville – plutôt que d’accepter de Ryckel, qui l’avait déçu – , soutint la candidature de général de Selliers de Moranville, ancien chef d’état-major de la 4e division, actuellement commandant de la gendarmerie. C’était aller à l’encontre des vœux de Jungbluth et du roi qui, néanmoins, cédèrent.

On en était là lorsque la guerre éclata. Grâce aux mesures prises l’année précédente, la mobilisation se déroula impeccablement. La concentration de l’armée, en revanche, suscita un désaccord prévisible. Les idées de de Selliers, partisan du regroupement de celle-ci au centre du pays, prévalut ; à cette réserve près que la troisième division fut envoyée à Liège et la quatrième à Namur. de Ryckel, dont le plan n’était pas au point s’inclina et le roi, bien que très contrarié, fit de même. L’armée, au lieu de se réunir sur la rive gauche de la Meuse comme ils l’avaient souhaité, le fit sur la Gette , puis se replia en bon ordre sur Anvers.

Au sein de l’état-major les conflits de personnes et de coteries persistaient. de Selliers, chef d’état-major en titre, n’avait pas la confiance du roi qui le lui signifia, tout en lui interdisant de démissionner (10 août 1914). de Ryckel, sous-chef d’état-major, ne joua plus qu’un rôle secondaire. En fait c’était Albert, assisté de Galet, qui conduisait les opérations. Parmi les officiers d’état-major, une grande partie – la majorité même dit Galet – étaient partisans de l’offensive. Ceux qui composaient le cabinet du ministre faisaient chorus, encouragés les uns et les autres par les membres de la mission militaire française. Ajoutons à ces oppositions un dualisme dangereux entre les attributions et les pouvoirs de Dufour, gouverneur de la position fortifiée d’Anvers, et ceux de l’état-major, lequel commandait l’armée de campagne. Jungbluth, au courant de cette situation confuse, n’intervenait pas ostensiblement ; ses amis avaient en main les leviers de commande, il leur faisait confiance. de Broqueville, qui bien que responsable, n’était guère consulté, ne cessait en revanche de se plaindre et de murmurer. Le système, prédisait-il, aboutira à « la désorganisation et à la contradiction ».

La crise atteignit son sommet fin août. « On nous accuse déjà de jouer les Bazaine et de disloquer l’armée de campagne pour être sûr qu’elle ne sorte pas d’Anvers », écrivit le ministre au roi. Une franche explication suivie d’une remise en ordre s’imposait. Selliers parle d’une réunion restreinte entre le roi, de Broqueville, Jungbluth, Hanoteau, Ingenbleek et Galet – ce qui paraît confirmé par d’autres sources. La création d’un Conseil Supérieur de la Guerre qui y fut décidée (AR du 6 septembre 1914), n’était qu’un rideau de fumée destiné à cacher aux yeux de l’opinion un remaniement considérable au sein de l’état-major. de Ryckel et Dufour d’un côté, de Selliers de l’autre, mutés à des postes honorifiques, furent en réalité limogés. La place de chef d’état-major, que le roi aurait voulu attribuer à Jungbluth – rappelé en activité pour la circonstance – , fut laissée vacante, probablement par suite de l’opposition de de Broqueville à la mesure précitée. Un nouveau sous-chef fut nommé en la personne du colonel Wielemans, ex-chef du cabinet militaire du ministre de la guerre, mais aussi ex-chef d’état-major de la position fortifiée de Namur à l’époque où Jungbluth en était gouverneur. Lié avec les deux camps, de surcroît modéré et diplomate, on l’estimait capable de rétablir l’harmonie entre le ministre et le roi. Il n’avait malheureusement pas, dira de Broqueville trois mois plus tard à l’attaché militaire britannique, l’esprit d’initiative et l’autorité susceptibles de le placer au premier rang. Ce fut donc le roi, avec auprès de lui le capitaine Galet, qui conserva le commandement suprême. Ces dispositions laissent voir que sur le plan de la conduite des opérations rien n’était changé fondamentalement, et que la position du roi se trouvait même consolidée. Sans doute de Ryckel et Dufour étaient-ils sacrifiées ; mais Galet, demeuré en place, les remplaçait avantageusement. La solution qui avait prévalu apaise momentanément le différend.

Le rôle de Jungbluth, après le siège d’Anvers, reste mystérieux. On sait, par le témoignage même de l’intéressé, que de Broqueville parvint à l’éloigner du roi, en le chargeant de représenter celui-ci auprès du gouvernement, alors réfugié au Havre. C’était le condamner à l’exil. « Jungbluth a été atteint de défaveur » confia le chef du cabinet, en décembre 1914. Un peu plus tard, ce dernier envoya au général une lettre très sèche, qui lui annonçait son replacement imminent dans la position d’officier en retraite (arrêté royal du 9 avril 1915). Albert et Jungbluth firent semblant de s’incliner, tout en continuant à se voir régulièrement et secrètement, à mi-chemin du Havre et de La Panne , « en quelque point isolé qu’ils avaient fixé d’avance ».

Au Havre, Jungbluth devint un des familiers de Klobukowski, le ministre de France, lequel en faisait grand éloge. Curieuse figure, disait-il, que ce général : « A 67 ans il a conservé la sveltesse et la démarche d’un homme jeune, … il attire le regard par l’aisance de ses manières et son allure très personnelle qui ne paraît se ressentir en rien de l’ambiance cérémonieuse ; il rappelle le général de Gallifet tel qu’on l’a connu à la fin de sa vie et d’Artagnan tel qu’on se l’imagine ». D’esprit indépendant et observateur, ajoutait-il, ne parlent qu’à bon escient, il juge très sainement la situation.

Jungbluth abondait dans le sens de son éminent ami : à l’étonnement de certains il se permettait lui aussi de critiquer le général Hanoteau, un des conseillers militaires du roi ; et de repousser avec indignation la paix de compromis dont il savait bien cependant qu’elle représentait l’idéal d’Albert. Parmi ses intimes on remarque en outre le ministre Renkin et ses protégés, dont le général feignait de partager les idées nationalistes et annexionnistes, à l’antipode, elles aussi, de celles du roi.

Grâce à ce double jeu, il apprenait à ce dernier les projets et les espéran ces des opposants à sa politique. Le ministre, de son côté, s’imaginait pouvoir, par cette même voie indirecte, modifier l’opinion du souverain. Quoi qu’il en soit de leurs intentions véritables, Jungbluth et Renkin demeurèrent en relations suivies au moins jusqu’en mai 1918. Lors de la crise qui, à cette date, déchira le cabinet, le second s’empressa de communiquer au premier, semaine après semaine, parfois jour après jour, les détails de l’agonie politique du Baron de Broqueville, leur adversaire commun.

Les luttes d’influence autour du trône n’eurent plus, après la guerre, la même acuité. Jungbluth fut encore mêlé cependant à la formation du cabinet Delacroix, ainsi qu’à celle du cabinet Carton de Wiart. A l’occasion de celle-ci il ménagea à Woeste une audience du souverain – un geste que le vieux chef de la droite interpréta comme une tentative de rapprochement entre libéraux et catholiques. Les sources historiques deviennent, à partir de ce moment, de plus en plus discrètes.

Muré dans ses secrets, Jungbluth demeura jusqu’à sa mort chef de la maison militaire. Les contemporains nous le décrivent comme un vieillard mince, élégant, étonnamment alerte, et comme sculpté, disait Hymans, dans un bois finement découpé. « Je n’ai réussi à conserver mon rôle et à garder la confiance du roi, confia Jungbluth, qu’en me tenant dans l’ombre, en évitant de me mettre en avant, de chercher la réclame, de parader, de faire étalage de mon influence. J’ai souvent dit aux dignitaires de la cour : prenez garde, si vous cherchez à tirer vanité de votre position et à faire reluire votre importance, vous vous userez vite et vous serez brisé ! L’expérience a montré que j’avais raison ».

 

Henri Haag – Biographie Nationale.