RYCKMANS, Pierre.

Né à Anvers, le 26 novembre 1891, décédé à Uccle, le 18 février 1959.

 

Gouverneur Général Honoraire du Congo Belge et de Ruanda-Urundi, 1934-1946.

Capitaine-Commandant de Réserve Honoraire.

Professeur à l'Université de Louvain.

Membre de l'Institut Royal Colonial.

Membre de l'Académie des Sciences Coloniales de France.

 

Grand Croix de l'Ordre de l'Étoile Africaine et de l'Ordre de la Couronne, Commandeur de l'Ordre de Léopold et de l'Ordre Royal du Lion, Officier de l'Ordre de Léopold II avec Glaives, Croix de Guerre 1914-1918 avec Palme, Médaille du Volontaire Combattant 1914-1918, Médaille de l'Yser, Médaille Commémorative des Campagnes d'Afrique 1914-1918, Croix de Feu, Médaille Commémorative de la Campagne 1914-1918, Médaille de la Victoire, Médaille de l'Effort de Guerre Colonial 1940-1945, Médaille Commémorative de la Guerre 1940-1945 avec Étoile en Or, Étoile de Service en Or, Médaille Commémorative du Centenaire.

Grand Croix de l'Ordre de l'Empire Britannique, de l'Ordre de la Couronne de Chêne de Luxembourg, de l'Ordre du Phénix de Grèce, de l'Ordre du Christ de Portugal et de l'Ordre de l'Étoile Noire de Bénin, Grand Officier de l'Ordre de la Légion d'Honneur de France et de l'Ordre du Mérite Colonial de Portugal.

 

 

RYCKMANS, Comte Pierre-Marie-Joseph.

Pierre Ryckmans est né à Anvers le 26 novembre 1891, cinquième enfant d’une famille qui en compta huit. Son père († 1931) était avocat et sénateur notoire de ce qu’on appelait au parlement « le banc d’Anvers ». Le futur gouverneur général du Congo belge fit ses études secondaires au petit séminaire d’Hoogstraeten, puis au collège St-Jean Berchmans. Il conquit à l’Université de Louvain les grades de docteur en droit et de bachelier en philosophie thomiste. Avocat stagiaire en 1913, la guerre ne lui laissa pas le temps de s’éprouver dans la voie du barreau. Il s’engagea comme volontaire dans l’armée belge. Avec son régiment, le 9e de Ligne, il sera sur l’Yser où il se distinguera en des coups de main audacieux de patrouilleur. En 1915, répondant à un appel du gouvernement qui a besoin d’étoffer les cadres de la Force Publique du Congo pour les batailles qui s’y préparent, Ryckmans prend le chemin de l’Afrique et c’est, à son insu, l’heure fatidique où la Providence le prend par le main.

Il fait la campagne du Cameroun, est nommé sous-lieutenant de la F.P ., participe ensuite aux campagnes de l’Est africain, est cité à l’ordre du jour au lendemain de la victoire de Mahenge. En 1918, il est nommé lieutenant de l’armée belge. Mais c’est l’Afrique qui a, d’ores et déjà, pris possession de sa sensibilité et de son esprit, à travers les fatigues et les dangers de la guerre menée fraternellement aux côtés des soldats noirs sur lesquels se sont exercées ses facultés de compréhension humaine, ses dons d’influence et de commandement. L’homme africain lui a dès lors révélé sa spontanéité vivace, ses capacités de dévouement, son originalité qui demeure toujours un peu mystérieuse, d’autant plus attirante. Pierre Ryckmans ne le sait peut-être pas encore, mais son destin est scellé : il est engagé corps et âme.

Enrôlé dans les cadres de l’administration des territoires belges sous mandat, le Rwanda-Urundi (aujourd’hui républiques du Rwanda et du Burundi), il exerce les fonctions territoriales en ce dernier pays en qualité d’administrateur et, dès 1925, en qualité de Résident. Son exceptionnelle personnalité, l’extraordinaire efficacité de son action auprès des populations indigènes (dont il parle la langue), la confiance qu’il en obtient, l’imposent à l’attention. En 1925-1926, il remplit les fonctions de vice-gouverneur général pour l’ensemble des Territoires sous mandat. (Notons qu’en ces années et jusqu’en 1928, quand il quitta les territoires, son interprétation profonde des réalités ethniques, sociales et politiques du pays et même son style à l’allure vive, aux raccourcis originaux, son étonnamment transparents dans les rapports officiels destinés à la Société des Nations.)

1928. Pierry Ryckmans, qui s’est marié en 1921, se voit obligé pour assurer à ses cinq enfants une instruction qu’à l’époque on ne peut trouver sur place, de renoncer à cette Afrique à laquelle cependant il se sent intégré sans retour. Il reprend dans la mère-patrie, son métier d’avocat. Mais peut-il croire que c’est là son orientation professionnelle définitive ? Il est permis d’en douter. S’il fréquente assidûment le barreau par nécessité, il apparaît clairement que sa pensée reste en contact intime et vibrant avec ces pays lointains auxquels il a voué sa jeunesse et dont les problèmes continuent de le hanter avec l’insistance d’un appel passionné. Cet appel, il est contraint de l’esquiver jusqu’en 1934, en assurant pour ainsi dire en Belgique par l’éloquence de sa parole et la persuasive vivacité de ses écrits, auprès de ses compatriotes, une sorte de représentation morale de cette Afrique dont le pays a pris charge.

Au cours de cette espèce d’interim métropolitain de sa carrière – six années, 1928 à 1934 – il multiplie articles et conférences, causeries à la radio qui, tous, ont pour but de faire mieux connaître et apprécier l’Afrique belge, ses populations et leurs problèmes ; il pratique aussi un actif professorat de même orientation à l’Université Coloniale, à l’Université de Louvain etc.  Et comme, parlant du Congo ou du Ruanda-Urundi, il ne le fait pas en théoricien mais dans les termes d’une expérience fraîche, directe et fervente, l’autorité de sa parole bénéficie d’un retentissement de plus en plus large. Il devient secrétaire général de l’Union Royale Coloniale Belge, membre de l’Institut Royal Colonial, de l’Institut Colonial International, du Comité Permanent du Congrès Colonial, de l’Association des écrivains et artistes coloniaux, des Scriptores catholici etc. Sa compétence, l’attrait de sa personnalité, le charme vivant de son verbe font bientôt que partout, en Belgique, où l’Afrique est en cause, Ryckmans est désiré et appelé.

En 1930, il se voit désigné pour faire partie d’une commission gouvernementale d’enquête sur les problèmes de la main-d’œuvre indigène au Congo. Pour sa part, il étudiera ces derniers plus spécialement dans l’ancienne province du Congo-Kasai.

En 1934, le Duc de Brabant accédant au trône, Ryckmans est appelé pour le remplacer à la présidence de l’Institut National pour l’Etude Agronomique du Congo (I.N.E.A.C.), de renommée internationale. Au surplus, en Belgique, Ryckmans, grand passionné de travail, ne se contente pas de parler. Il écrit et il publie. En 1931, paraît son maître-livre Dominer pour servir, récit étincelant de la vie de tous les jours au Burundi, dans le contexte ancestral peu changé ; livre d’une sensibilité pénétrante, il est l’illustration convaincante de cette pensée de l’auteur où toute son humanité se révèle et qu’il faut redire, si souvent qu’elle ait été citée déjà : « … pour pouvoir servir, il faut connaître, pour vouloir servir il faut aimer, car aimer n’est que comprendre et comprendre jusqu’à l’héroïsme. »

En 1934, c’est Allo, congo, recueil de causeries radiophoniques, et la même année encore : La politique Coloniale, ouvrage de doctrine aux dimensions modestes mais dont la fermeté de ton, la lucidité des exposés, la densité de réflexion constituent comme une préface riche de promesses à la tâche exaltante que l’auteur, sans qu’il le sache encore, va être appelé à assumer.

C’est le 14 septembre 1934 qu’il se voit confier le gouvernement général du Congo. Il succède dans cette haute charge au lieutenant-général Tilkens. Rarement nomination à ce niveau fut autant que celle-ci, l’aboutissement logique et quasi nécessaire d’une expérience et d’une compétence affirmées en fait, comme aussi la réponse au vœu unanime, en particulier à l’attente du milieu le plus directement intéressé, le public colonial de Belgique et d’Afrique. En ce qui concerne les Congolais eux-mêmes, ils pouvaient être rassurés. Ils allaient recevoir un chef et un guide qui leur réservait une place privilégiée dans ses préoccupations. Ne venait-il pas d’écrire, en effet, parlant du colonisateur : « Ses droits n’existent que dans la stricte limite où il se reconnaît des devoirs. Conçue autrement, la colonisation est synonyme de conquête injuste, de spoliation pure et simple » - et de manière encore plus dure : « Les Congolais doivent être les premiers à bénéficier de notre présence au Congo ».

Il rejoint donc son poste, en novembre 1934 – il a alors quarante-trois ans – porté par un exceptionnel courant d’espérance et de sympathies. Si ceci ne pouvait certainement que le réjouir, il n’en dut pas moins ressentir l’avantage le poids de la charge acceptée.

Comment il y répondit pendant douze années (plus du double de la durée normale de la charge), donc cinq années de guerre, il ne saurait être envisagé de le décrire ici, même sommairement. Force nous est de nous en tenir à quelques indications schématiques.

Arrivé au Congo, il eut dès l’abord à se préoccuper de redressement d’une situation économique ébranlée par la crise. Il le fit avec autant d’habileté que de courage, non sans provoquer certains grincements d’intérêts momentanément écornés par les mesures arrêtées (douanières, en particulier, pour rencontrer les effets de la dévaluation belge). Sur le plan social, aucun aspect des besoins des populations indigènes, qu’il s’agisse des institutions politiques, de l’enseignement, de la santé, de l’agriculture, etc. n’échappe à sa constante vigilance et à sa personnelle impulsion. Malheureusement, très bientôt, son effort à ce plan allait être contrarié par la nécessité d’accorder à nouveau une primordiale attention à la santé économique de la Colonie  ; retrouvée dès 1937, celle-ci est menacée maintenant par les approches de la guerre.

Ce furent alors les années terribles. 10 mai 1940 : le gouverneur général, interprète non discuté des Belges d’Afrique, marque immédiatement avec éloquence leur volonté d’associer leurs peines et leurs efforts à la lutte de la mère-patrie pour recouvrer sa liberté. Mais bientôt, coupé de la Métropole foudroyée par la plus brutale des invasions, il doit faire front seul à la tornade déchaînée des événements les plus désastreux et aviser tant bien que mal, dans l’inconnu des lendemains les plus proches, aux mesures qui semblent le mieux appropriées. Il le fait dans un climat général d’angoisse où les nerfs de tous mis à l’épreuve réagissent en tous sens. Puis, en liaison avec le gouvernement reconstitué à Londres, il va s’appliquer à mettre le Congo le plus efficacement – avec, cependant, le souci constant de ne pas compromettre ses chances d’avenir – à même de coopérer à l’immense combat des pays libres pour vaincre le totalitarisme.

Années pénibles entre toutes pour Pierre Ryckmans qui fut, dès lors, écartelé entre tant d’exigences concurrentes et souvent, en fait, presque contradictoires. Il fallait – entre autres – augmenter considérablement les productions indigènes pour l’effort de guerre, mais avec un personnel territorial de plus en plus réduit par le fait des prélèvements qu’exigeait l’encadrement de la Force Publique , par le fait des maladies, de l’accablement moral qui affectaient restés en place. Et ne convenait-il pas en toute occasion de souligner la nécessité de la guerre contre le nazisme totalitaire, mais en même temps il fallait convaincre le plus grand nombre, au Congo (ceux qui n’étaient pas appelés sous les armes) que le mieux que chacun avait à faire était de se vouer aux prestations civiles de sa profession en les accroissant autant que possible.

Ryckmans soutint ce combat moral de tous les jours, incompris souvent, voire contredit avec virulence et injustice – il faut le dire – par des esprits, des sensibilités qu’exacerbaient, que faisaient parfois « dérailler » les circonstances. Il le soutint en surcroît de la charge écrasante, quotidienne du gouvernement technique du pays, par un labeur inouï – des journées de travail de douze heures et plus, cinq années durant ! –, à l’appui d’une volonté obstinée, sans défaillance, méprisant toute fatigue… Ah !, oui, comme elles s’appliquent bien à lui, ces paroles d’une si forte sobriété qu’il adressait pendant la guerre à ses compatriotes : « … quand nous aurons fini la besogne et rendu le Congo à la Belgique , nous pourrons rentrer chez nous – des hommes fatigués qui ont fait leur devoir. »

Certes, il serait alors celui entre tous qui aurait le plus – et le mieux – travaillé.

Ses Messages de guerre, rassemblés en volume (1945) constituent le témoignage de sa clairvoyance, de son courage, de son obstination à croire en des lendemains meilleurs pour le pays, au cours de ces années d’épreuve, en même temps que l’explication loyale de ses objectifs et un appel, souvent pathétique, à l’union de tous les efforts pour les réaliser en vue du salut commun. (Mentionnons ici encore qu’il a, en outre, réuni dans un volume paru en 1946 – Etapes et jalons – ses discours au Conseil du gouvernement, plus sa conférence de 1946 Vers l’Avenir, voir plus loin.

C’est en juillet 1946 que Pierre Ryckmans, libéré de sa haute charge, rentra en Belgique. Avant de quitter le Congo, il marqua encore le souci quasi lancinant qu’il avait des lendemains du pays en prononçant à Léopoldville, sous les auspices des associations universitaires, une conférence intitulée Vers l’Avenir qui devait encore avoir bien du retentissement. Il y exposait, dans les termes les plus directs, avec de ces formules ramassées et surprenantes dont il avait le secret, la politique qu’appelait, selon lui, le Congo au sortir de la guerre. Outre une analyse fouillée et sans réticence des situations économiques et sociales congolaises du moment, on y trouve plus précis et plus pressant que jamais, cet appel à une intervention financière généreuse de la Belgique en faveur de sa colonie qui fut un des leitmotiv les plus constants de sa carrière et que justifiaient alors, à ses yeux, plus encore que les bénéfices retirés du Congo par la métropole, les sacrifices consentis par ce dernier pour le salut commun. Ainsi jeta-t-il assurément le germe du futur « plan décennal » pour le développement économique et social du Congo Belge.

Revenu en Belgique, « homme fatigué, ayant fait son devoir », Pierre Ryckmans n’allait pas, malgré tout le droit qu’il en avait, opter pour la vie tranquille. De nouveaux combats l’attentaient, dans un cadre nouveau pour lui mais en liaison toujours avec les problèmes africains dont la préoccupation était devenue pour lui comme une seconde nature. Nommé représentant de la Belgique au Conseil de tutelle des Nations Unies, il devait y défendre jusqu’en 1957, notre œuvre coloniale contre les critiques les plus injustes, et, disons-le, les plus « impures ». Mais sa combattivité toujours agrémentée de souriante courtoisie, son humour à pointe fine, la logique irréfragable de ses raisonnements, le cristal de sa probité, ne purent autant dire rien contre les partis pris délibérés de l’anticolonialisme rabique, au fait souvent encore plus intéressé passionnel.

C’est donc en vain, quant aux résultats directs escomptés (non quant au retentissement indirect de la pensée), que Ryckmans, s’appuyant sur l’art. 73 de la charte plaida longuement – et ce fut, en bref, la thèse Ryckmans – Van Langenhove – que les Nations Unies n’avaient aucun droit de contrôle sur le Congo, mais seulement celui de recevoir des renseignements à son sujet ; et que toutes les populations sous-développés devraient faire l’objet d’une égale sollicitude des N.U. qu’elles relevassent d’un pays dépendant (colonie) ou qu’elles fussent enclavées dans une nation indépendante.

Et cependant que de talent, que d’ardeur et de labeur encore Ryckmans dépensa dans la défense de cette cause perdue ! Au surplus, la position adoptée en l’occurrence fut bientôt critiquée en Belgique même. Et peut-être avec raison, non certes du point de vue de la logique et de la véracité des exposés, mais de celui d’un certain effet politique à obtenir. S’agissant ici en dernière analyse d’une critique visant une option gouvernementale, elle reste hors de notre propos. Du moins peut-on rappeler cependant que vérité objective et honnêteté sans faille ne sont pas souvent des valeurs politiques payantes dans le monde international…

Parallèlement à ses fonctions de représentant de la Belgique au Conseil de tutelle des N.U., Pierre Ryckmans avait été nommé, en 1951, commissaire à l’énergie atomique. Son esprit d’une curiosité universelle, trouva dans ce nouveau champ d’action, une occasion supplémentaire pour exercer ses facultés de pénétrante assimilation et son goût de réaliser : il allait mettre notre pays en mesure de prendre part au développement d’une science et d’une technique nouvelles dans lesquelles les grandes nations avaient à la faveur de la guerre, pris une avance considérable. Tout au long des années que nous venons d’évoquer, il continua au surplus, en marge de ses activités officielles, de servir intensément les causes qui lui tenaient le plus à cœur par de multiples articles, études, conférences, s’adressant aux publics et aux auditoires les plus divers, tant en Belgique qu’à l’étranger, et par sa participation à de nombreux organismes scientifiques. Il était, depuis 1935, membre titulaire de la Classe des Sciences Morales et Politiques de l’Académie Royale des Sciences d’Outre Mer (il fut directeur de cette classe en 1949). Soucieux de la formation intellectuelle supérieure des Africains, il avait en 1947 signé avec Mgr Van Waeyembergh un appel préconisant la création d’un enseignement universitaire dans les territoires belges d’Afrique. En septembre 1948, il entrait dans le Conseil d’administration du Centre Universitaire Congolais Lovanium, appelé à devenir un peu plus tard l’université Lovanium. Quand celle-ci eut été instaurée, il devint vice-président – en 1953 – de son conseil d’administration. Jusqu’à sa mort, il ne cessa d’y apporter un concours des plus actifs. Effectivement, sur son lit de mort, en février 1959, inquiet des répercussions de la politique congolaise sur les développements de l’université, il formula encore d’explicites directives pour y parer.

Des deux derniers livres de sa main, nous ne ferons que mentionner une sorte de reportage très alerte sur Samoa où il avait été envoyé en mission par le conseil de tutelle : A l’autre bout du monde, paru en 1948. L’autre, plus important, est Barabara (= la route), recueil de nouvelles inspirées des souvenirs de sa plus lointaine expérience africaine, au temps où il y fut soldat et administrateur. On y retrouve le charme vivace de son accent direct, jeune, volontiers narquois, son don de l’expression imagée en liaison si spontanée avec le réel qu’elle le rend étonnamment proche et vivant. On y goûte aussi – surtout – cette résonnance de tendresse humaine où l’auteur livre le plus délicat de son tréfonds. C’est là qu’on peut le mieux percevoir, en transparence, ce qui fut le secret de son influence personnelle (elle fut immense) sur les populations indigènes qu’il eut à administrer, plus particulièrement celles du Rwanda et du Burundi, lesquelles eurent le privilège (les secondes en particulier) de le connaître dans le plein essor de sa jeunesse et durant de longues années. Si la subtilité de son intelligence fut pour beaucoup dans cette influence, il n’en est pas moins que celle-ci fut surtout le résultat de sa bonté et de sa très authentique sincérité.

Certes, il eut la passion de comprendre tous les aspects de la vie indigène, d’en explorer les ressorts, d’en ausculter les pulsations secrètes, à la fois parce qu’il aimait quasi d’instinct le pittoresque, l’original, le « différent » dans les hommes et dans la nature, et par curiosité intellectuelle. Mais par-delà ce goût ou ce besoin, d’ordre plutôt cérébral, toutes les manifestations fondamentales de l’humain : l’inquiétude, l’espérance, le souffrance, l’amour et la haine, la mort… trouvaient en lui un écho d’émotion fraternelle. Tant de raisons – et sa charité chrétienne y avait présente, à l’avant-plan – faisaient que c’est avec plus de sensibilité encore que d’appétit de connaître qu’il entrait si facilement et si allègrement dans les modes de vie des populations africaines, partageant parfois leurs huttes minables, leur lait acide, leurs patates douces…, s’acharnant à manier couramment leur langue, aimant les interroger avec leur mots, leur proverbes, les finesses significatives de leurs intonations. Il savait de manière étonnante, quasi naturellement – et sans rien perdre de sa dignité, que du contraire ! – se couler en quelque sorte dans le moule populaire. Toute cette attitude de sympathie pénétrante, on la retrouve, si j’ose dire, « en direct » dans certains dialogues de la nouvelle Barabar (notamment) qui à donné son titre au volume évoqué ici.

Et c’est ainsi que peu à peu, mais pourtant assez vite, Ryckmans était devenu aux yeux des masses paysannes du Burundi – si insolite que cela puisse paraître aujourd’hui – certes, le guide supérieur du pays, mais en même temps, il faut presque dire : « un enfant du pays ». Des années après son départ des Territoires sous mandat, le nom de « Rikmansi », au Burundi et au Rwanda était toujours prononcé, tant par les seigneurs tutsi que par les manants hutu, avec un respect nuancé d’une note d’admiration et d’amitié. Et sans doute aujourd’hui – malgré tant de bouleversements – en est-il encore beaucoup auprès de qui il trouve un écho, peut-être nostalgique. Cette influence et ce prestige du nom et de la personnalité de Ryckmans – sous des modalités diverses en raison des fonctions exercées par lui et des modes de contact différents – s’étendirent par la suite aux autres populations du centre-africain placées sous son obédience.

En juin 1958, Pierre Ryckmans fut pressenti pour faire partie du gouvernement Eyskens. Il dut décliner cette offre. Malgré sa santé ébranlée en juillet de la même année, dans un suprême – mais hélas ! présomptueux – sursaut d’énergie, espérant rendre au Congo en détresse d’ultimes services, il accepta encore la présidence du « Groupe de Travail pour l’Etude du Problème Politique du Congo », d’initiative gouvernementale, mais fut contraint, très peu de temps après, d’y renoncer. La mort avait commencé son œuvre.

C’est le 18 février 1959 qu’elle l’enleva à la noble et vaillante compagne de son existence généreuse, à ses enfants, au pays qu’il avait honoré par de si exceptionnels mérites. Quand, dans les troubles qui suivirent la proclamation de l’indépendance congolaise, son fils André mourut héroïquement, S.M. le Roi conféra, à titre posthume, le titre de Comte en même temps au père et au fils. Juste reconnaissance de la plus authentique noblesse.

 

A. Gille – M. Van den Abeele – Biographie Coloniale.