van EETVELDE, Baron Stanislas, M.-L.-E.
Né à Mol, le 21 avril 1852, décédé à Bruxelles, le 8 décembre 1925.
Ministre d'État.
Secrétaire Honoraire d'État de l'État Indépendant du Congo, 1894-1900.
Grand Officier de l'Ordre de la Couronne, Commandeur de l'Ordre de Léopold, Médaille Commémorative du Règne de Léopold II.
Grand Croix de l'Ordre Pontificial de Saint-Grégoire le Grand et de l'Ordre du Christ de Portugal, Grand Officier de l'Ordre de la Rédemption Africaine de Liberia, de l'Ordre d'Orange-Nassau de Pays-Bas, de l'Ordre de l'Étoile Brillante de Zanzibar, de l'Ordre du Double Dragon de Chine et de l'Ordre de la Légion d'Honneur de France.
van EETVELDE, Baron Edmond, Secrétaire de l’Etat Indépendant du Congo, Mol, 21 avril 1852 – Bruxelles, 8 décembre 1925.
Il naquit à Mol, au cœur de la Campine. Sa famille n’était cependant pas d’origine campinoise. Son père était originaire des environs d’Alost, et c’est sa profession d’agronome qui l’avait amené à s’établir à Mol, où l’on procédait à cette époque à de vastes travaux de défrichement ; il y avait acquis un domaine foncier étendu dont il dirigeait la mise en valeur. Le milieu familial était bourgeois et – signe très net de son niveau social – francophone. Aussi le jeune Edmond van Eetvelde, après avoir fréquenté l’école communale de Mol, fut-il envoyé à l’Athénée de Liège : Liège, pour la bourgeoisie francophone de Limbourg et de la Campine, était le conservatoire de la bonne langue française. Le jeune garçon fit des études secondaires brillantes, puis entra à l’Institut Supérieur de Commerce d’Anvers. Il y conquit le diplôme de fin d’études en 1871, à l’âge de 19 ans.
Dès cette époque, sa vocation d’était dessinée. Le grade qu’il avait obtenu à l’Institut Supérieur de Commerce – la grande distinction – lui donnait droit à une bourse de voyage du gouvernement belge. Sans hésitation, Edmond van Eetvelde sollicita pour une bourse pour la Chine : il désirait, exposait-il dans sa demande au ministre, étudier sur place la situation commerciale de l’Empire du Milieu, ainsi que les possibilités d’extension des débouchés belges. Ce projet fut agrée, et en octobre 1871, le jeune boursier s’embarquait à Marseille ; en janvier 1872 il était à Shanghai.
Après six mois à peine séjour, van Eetvelde adressa aux affaires étrangères un premier rapport traitant du commerce de la Chine. Ce long document, de 102 pages, prouvait une maturité et une ouverture d’esprit peu communes. van Eetvelde, par exemple, apercevait clairement l’utilité qu’aurait pour la Chine la construction de chemins de fer, et il ajoutait : « La Belgique trouverait un grand avantage dans la construction de chemins de fer en Chine, car aucun pays ne produit à meilleur prix le matériel qu’ils nécessitent ». L’idée, plus tard, allait faire du chemin ; en 1872, elle était encore tout à fait neuve.
D’autres rapports suivirent, remarquables eux aussi ; mais à la fin de 1873, van Eetvelde renonça au bénéfice de sa bourse : la possibilité s’offrait pour lui, en effet, d’entrer au service des douanes chinoises, qui étaient desservies par des fonctionnaires européens. Comme fonctionnaire des douanes, van Eetvelde séjourna à Pékin, puis à Canton. La manière dont il remplit ses fonctions lui valut les éloges de l’inspecteur général des douanes, Sir Robert Hart, qui, dans une lettre adressée au ministre de Belgique en Chine, le signalait comme « un jeune homme plein de zèle et d’avenir ».
Revenu en Belgique à la fin de 1877, van Eetvelde dressa à l’intention du ministère des affaires étrangères un rapport où, suivant ses propres expressions, il « condensait l’expérience de son séjour en Chine ». Le ministre en fut si satisfait qu’il « plaça » le rapport « sous les yeux du roi » et en décida l’impression dans le Recueil consulaire. Une reconnaissance plus tangible des mérites de van Eetvelde n’aillait d’ailleurs pas tarder : en avril 1878, il était nommé consul, ff. de consul général à Calcutta.
Les fonctions consulaires de van Eetvelde durèrent six ans, de 1878 à 1884. Le consul général – promu officiellement à ce grade en 1880, à l’âge de 28 ans – séjourna d’abord à Calcutta, puis à Bombay. Son activité nous est surtout connue par ses rapports, consacrés aux questions économiques les plus diverses (commerces et productions de l’Inde, construction des tramways et des chemins de fer, questions monétaires, perspectives de développement des industries du pays, etc.), et qui eurent à maintes reprises les honneurs de l’impression dans le Recueil consulaire. Le climat de l’Inde, cependant, lui convenait mal. Les fièvres paludéennes, puis une affection du foie l’atteignirent de plus en plus douloureusement. En 1884, il devait quitter Bombay sans esprit de retour.
Ce long séjour aux Indes l’avait profondément marqué. Déjà dans l’administration des douanes chinoises – où le personnel était presque entièrement anglais – il avait subi une forte empreinte britannique. Cette empreinte s’accentua au cours des années passées à Calcutta et à Bombay. Le van Eetvelde qui regagna l’Europe en 1884 était devenu un gentleman anglais, avec tout ce que ce terme implique de correction, mais aussi de froideur et de réserve. Le portrait que trace de lui, à peu près à cette époque, A.-J. Wauters, est caractéristique : « Froid, nous dit-il (c’est le mot, on le voit, qui vient le premier sous sa plume), mais sans raideur, toujours courtois, d’une grande correction d’allures, méthodique et calme, très maître de lui quoique très vivant… ». (Mouvement géographique, 27 décembre 1891)
Après son retour en Belgique, van Eetvelde travailla pendant quelque temps au département des affaires étrangères, sous la direction immédiate de Lambermont. Ses services furent certainement fort appréciés. On ne s’expliquerait pas autrement qu’en 1885, lorsque le roi pria le secrétaire général des affaires étrangères de lui désigner un homme capable de mener à bien la direction des affaires diplomatiques du Congo, le nom de van Eetvelde fût mis en avant. Le jeune consul général fut reçu par Léopold II pour la première fois le 30 avril 1885. Le 6 mai, le roi signait son arrêté de nomination comme administrateur général des affaires étrangères du Congo. Il est caractéristique qu’au même moment, c’est également le corps consulaire belge qui fournit au Congo son premier gouverneur général : le roi, qui y recrutera encore plus tard un Hubert Droogmans, avait là à sa disposition un admirable réservoir de capacités.
Le premier acte officiel de van Eetvelde, comme administrateur général des affaires étrangères, fut la signification aux puissances de la déclaration de neutralité du 1er août 1885. L’acte, certes, était grand – il constitue un des plus beaux coups d’audace de Léopold II – mais les débuts de l’administration qui en prenait la responsabilité étaient bien modestes ; son existence était encore si mal connue en Europe que plusieurs des accusés de réception des puissances furent adressés au ministère belge des affaires étrangères. Peu à peu, cependant, le rôle propre du département congolais des affaires étrangères allait s’affirmer. Van Eetvelde, dans les années suivantes, fut mêlé à des négociations diplomatiques souvent longues et délicates. Bornons-nous à mentionner ici les négociations de 1886-1887 avec la France, qui allaient aboutir à la convention du 29 avril 1887 fixant comme frontière le cours de l’Oubangi, et les négociations de 1890-1891 avec le Portugal au sujet du conflit de Lunda.
L’administrateur général, à cette époque, fut aussi en négociations avec le Saint-Siège. Il s’agissait d’obtenir de Rome un remaniement de la carte ecclésiastique du Congo qui plaçât le territoire de l’Etat Indépendant sous le contrôle d’autorités religieuses exclusivement belges ; il s’agissait aussi de trouver pour le Congo des missionnaires nationaux et d’obtenir l’accord de Rome pour leur recrutement. van Eetvelde s’attela à cette double tâche et il y enregistra un double succès. Ce fut lui qui – d’accord avec le roi – choisit la Congrégation de Scheut pour entreprendre l’évangélisation du Congo ; il avait appris à connaître et à admirer les Scheutistes au cours de son séjour en Chine, et il plaçait en eux une confiance particulière.
Le rôle de van Eetvelde en politique extérieure, durant les années 1885-1890, n’est cependant pas encore un rôle de premier plan. Le véritable conseiller du roi, son guide en matière diplomatique, est toujours Lambermont. C’est Lambermont qui, d’une manière officieuse, assume en fait la direction des négociations les plus importantes. Au moment du litige avec le Portugal au sujet du Lunda, Léopold II mande à son administrateur des affaires étrangères : « Suivez bien les instructions du baron Lambermont » (27 août 1890). Certaines phases des pourparlers diplomatiques se déroulent même entièrement en dehors de lui ; à la date du 17 mars 1887, l’administrateur général note dans son journal qu’il vient d’être « mis au courant » du résultat des négociations poursuivies entre le baron Lambermont et le ministre de France à Bruxelles, Bourée.
Une observation du même ordre doit être formulée au sujet des relations entre les deux puissances étrangères qu’étaient à cette époque la Belgique et l’Etat du Congo. Van Eetvelde, dans ce domaine, ne joue aucun rôle. Les pièces officielles, certes, portent sa signature, mais ce n’est là qu’une apparence : l’administrateur général n’a pas été associé à l’élaboration des documents qu’il est appelé à signer. Son journal nous en offre pour 1887 deux preuves caractéristiques. 26 janvier : « Mandé au Palais ce matin. Le Roi m’a remis la minute d’une lettre à écrire à M. Beernaert pour demander l’autorisation d’émettre en Belgique une loterie de 150 millions… La lettre a été copiée, signée et envoyée au Roi avant cinq heures ». 15 février : « Le Roi me mande que j’aurai à adresser à M. Beernaert une lettre modifiée dont le texte me sera d’ailleurs envoyé ». Tout, en fait, s’est donc passé exclusivement entre le Roi et ses ministres belges.
Si la part que prend van Eetvelde aux grandes affaires n’est pas encore de premier plan, son activité administrative n’en est pas moins très importante. Le département qu’il dirige a dans ses attributions non seulement les relations extérieures, mais aussi la justice, les cultes, l’état-civil et les postes. Comme organisateur de ces différents services, van Eetvelde assume une responsabilité très lourde ; il doit élaborer toute la législation qui crée au Congo – à partir, peut-on dire, de rien – les tribunaux et l’organisation judiciaire, l’administration des postes et des télégraphes, la tenue des registres de population, etc. Il est mêlé de plus à l’administration générale de l’état en tant que membre de l’organisme assez mal défini que l’on nomme à cette époque le « conseil » du roi. Léopold II, en effet, réunit assez fréquemment en conseil ses administrateurs généraux (Straux, van Eetvelde et Van Neuss), le gouverneur général quand il se trouve à Bruxelles, ainsi que parfois d’autres personnalités. Cette habitude disparaîtra presque complètement, semble-t-il, après 1890.
Van Eetvelde participa en 1889-1890, comme délégué de l’Etat Indépendant, à la Conférence Antiesclavagiste de Bruxelles. Dès cette époque, ses relations avec le ministre belge des affaires étrangères, et spécialement avec Banning, s’étaient quelque peu tendus. Banning, dans ses Mémoires, critique âprement certaines des initiatives de son collègue à la Conférence. La rupture avec les affaires étrangères, d’ailleurs, était proche. Elle allait se produire lorsque fut inaugurée, en 1891-1892, la nouvelle politique économique conçue par Léopold II. Comme c’est cette politique nouvelle qui allait porter van Eetvelde au premier rang, il faut que nous nous y arrêtions un instant.
La politique domaniale de Léopold II, qui n’a été analysée jusqu’ici que d’une manière très incomplète, semble être passée par deux phases bien distinctes. La première débute en 1889. C’est en 1889, en effet, que le roi résolut de mettre en exploitation le domaine de l’état – entendez par là l’ensemble des terres vacantes – et d’y faire récolter l’ivoire et le caoutchouc. L’inspirateur de cette politique parait bien avoir été Coquilhat. C’est Coquilhat qui, étant administrateur général du département de l’intérieur, fit signer au roi le décret du 17 octobre 1889 qui réservait à l’état le caoutchouc des forêts domaniales.
Il est clair que dès cette époque, le roi avait conçu, au moins dans ses grandes lignes, la célèbre théorie du domaine qui allait lui permettre par la suite de revendiquer pour l’état le monopole de la récolte de toute une série de produits réputés « domaniaux ». Cette théorie se rencontre déjà dans certaines de ses lettres datant de 1889-1890, et elle s’exprime d’ailleurs très nettement dans le texte même du décret du 17 octobre. Mais de la théorie du monopole, le roi, à cette époque, n’osait pas encore passer à la pratique. Des mesures pratiques, en effet, eussent allumé entre l’état et les sociétés privées une guerre ouverte qu’il n’était pas en état de soutenir. Bien plus, elles eussent gravement indisposé l’opinion belge et l’opinion étrangère à un moment où le roi avait précisément besoin de la Belgique, dont il sollicitait un prêt, et des puissances étrangères, réunis à Bruxelles pour modifier l’Acte de Berlin.
Force fut donc à Léopold II d’adopter provisoirement une course modérée. Les compagnies purent se plaindre de ce que l’état, en organisant pour son propre compte la récolte de l’ivoire et du caoutchouc, leur faisait une concurrence déloyale ; elles n’eurent pas à souffrir de mesures d’éviction.
C’est dans le courant de 1891 seulement que le roi décida de franchir le pas décisif et d’appliquer effectivement la théorie du domaine ; l’homme qu’il associa directement à cette politique fut van Eetvelde.
En juin 1890, en effet, après le départ de Coquilhat pour le Congo, van Eetvelde, tout en demeurant à la tête du département des affaires étrangères, avait été chargé également de la gestion du département de l’intérieur. Dans cette double qualité, il avait su se faire particulièrement apprécier du roi. « Van Eetvelde me sert très bien », écrivait Léopold II à Lambermont le 1er septembre 1891. La faveur royale valut à l’administrateur général d’être choisi pour la tâche la plus difficile : son cumul ne pouvant durer, Léopold II résolut de le maintenir définitivement à l’intérieur – le département chargé de la politique économique – et de le remplacer aux affaires étrangères. Le nouveau ministre du département des affaires étrangères fut le comte de Grelle Rogier. Cette mutation, décidée en principe dans le courant de l’été, devint effective au mois d’octobre 1891. Les chefs des départements, au même moment, se virent attribuer par décret du Roi-Souverain le titre de Secrétaires d’Etat.
Le mois décisif, dans l’établissement du régime domanial, fut celui de septembre 1891. C’est en septembre 1891 que Léopold II révèle à van Eetvelde l’ensemble de ses vues. Ses lettres se succèdent, pressantes : 7, 9, 12 septembre 1891. Elles développent les grandes thèses qui vont être à la base de la politique économique nouvelle : « Les terres vagues sont partout la propriété de l’état dans les pays neufs… Les terres vagues étant à l’état, leurs produits lui appartiennent ». Le roi fait part en même temps des avis qu’il a recueillis : « En causant avec M. Woeste le 14 septembre, le roi a pu se convaincre que M. Woeste aussi reconnaît que l’état propriétaire des terrains vagues a tout droit de tirer parti de leurs fruits et de leur fonds » (note du 15 septembre 1891). Van Eetvelde se laissa-t-il convertir sans difficulté à ces théories ? Une lettre du roi de 1897, que nous citerons plus tard à propos de la politique du Nil, prouve qu’il y fit certaines objections. Mais il se heurtait chez le souverain à une résolution inébranlable : il s’inclina et assura Léopold II de son dévouement. Le 21 septembre 1891, il contresignait le célèbre « décret secret » enjoignant aux commissaires de district de l’Aruwimi-Uele et de l’Oubangi, ainsi qu’aux chefs d’expéditions du Haut-Oubangi, de « prendre les mesures urgentes et nécessaires pour conserver à la disposition de l’état les fruits domaniaux, notamment l’ivoire et le caoutchouc ».
La mise en application du nouveau régime, dans les mois qui suivirent, fut essentiellement l’œuvre de van Eetvelde. Le Secrétaire d’Etat de l’Intérieur étendit progressivement à la majeure partie du territoire congolais les mesures décrétés dans l’Uele et l’Oubangi. Le système conçu par le roi prévoyait que, dans certaines régions, la récolte des produits domaniaux serait confiée à des sociétés concessionnaires. Ce fut van Eetvelde encore qui négocia la constitution de ces sociétés, qui furent formées par des capitalistes en majorité anversois (Alexis Mols, de Browne de Tiège, de Ramaix, Van den Nest, etc.) et anglais (colonel North). Les actes de concession de la Société Anversoise et de l’ABIR furent signés par le Secrétaire d’Etat respectivement le 19 juillet en le 27 septembre 1892. Entre-temps, le conflit – fatal – avec les sociétés de commerce lésées par le régime nouveau avait éclaté. Les compagnies dirigées par Thys – les compagnies « de la rue de Bréderode » - après avoir vainement assiégé le gouvernement congolais de leurs réclamations, avaient fait appel au gouvernement belge. En même temps, elles avaient porté le débat devant l’opinion publique, et la presse belge, sur laquelle l’Etat Indépendant n’exerçait encore à cette époque aucune influence financière, prenait d’une manière générale la défense du commerce privé. Ce furent pour van Eetvelde quelques semaines de lutte intensive. Il fallait réfuter les arguments des sociétés, répondre au gouvernement belge, défendre dans la presse la cause de l’état. Léopold II, bien entendu, dirigeait de haut toute l’action, mais sa dignité lui interdisait de s’y mêler publiquement. Toute la polémique reposa donc sur les épaules de van Eetvelde. Il la mena d’ailleurs avec une incontestable pugnacité ; c’est ainsi qu’après avoir défendu l’état contre les sociétés, il contre-attaqua, et le 5 août 1892, dans une interview retentissante, dressa un « réquisitoire en règle » contre la Société du Haut-Congo.
Mais à côté des manifestations publiques, il y avait l’action secrète, et celle-ci se déroulait dans un sens fort différent de ce que pouvaient soupçonner les gens des sociétés. Van Eetvelde, auprès de Léopold II, se faisait plutôt l’avocat du commerce privé, et il essayait d’obtenir en sa faveur un régime plus libéral. « Je suis d’avis », écrivait-il au roi le 26 juillet 1892, « que l’état devrait inaugurer en matière de récoltes d’ivoire et de caoutchouc un régime plus stable et plus libéral que celui qui existe maintenant et qui, je dois avouer, donne peu de garanties de commerce. Celui-ci ne sait pas si l’état n’installera pas de postes à côté des factoreries ; il voit l’état tarir la source d’où provient l’ivoire. Dans ce double ordre d’idées, je voudrais que l’état prît spontanément des mesures libérales qui ne léseraient pas nos intérêts actuels, favoriseraient ceux du commerce et nous permettraient de défendre avec plus de fondement qu’aujourd’hui la politique économique du Congo ».
Ces conseils donnés au roi – qui demeurèrent sans écho – étaient évidemment ignorés de tous. Dans le milieu des sociétés – aux yeux d’un A.-J. Wauters, par exemple – van Eetvelde passait au contraire pour l’ « âme damnée » du souverain. Aussi les attaques dirigées contre sa personne étaient-elles fort vives. Au sein même de l’administration congolaise, le secrétaire d’état était critiqué ; certains de ses collègues, et spécialement Camille Janssen, qui assumait la direction du département des finances, blâmaient l’appui qu’il apportait à une politique dont, pour leur part, ils étaient adversaires. Ces attaques, ces critiques semblent avoir vivement affecté van Eetvelde. A la fin de juillet 1892, il écrivait au roi : « Je désire offrir à Votre Majesté tout mon concours, en dépit des clameurs des sociétés et de l’animosité de mes collègues. Mais que le Roi me permettre de Lui demander en même temps, très respectueusement et très fermement, l’autorisation de me retirer aussitôt que la tourmente actuelle se sera éloignée. Quand je sers une cause et que je m’y dévoue, je ne me demande pas où cela me mène au point de vue de mes intérêts personnels. Je tiens à montrer à ceux qui s’en vont colporter que je suis l’homme de toutes les besognes, qu’au moins je ne le suis pas uniquement pour garder ma place ».
Cette offre de démission, bien entendu, fut refusée. La crise passée, van Eetvelde se trouva au contraire investi de responsabilités plus larges que celles qu’il avait assumées jusque-là. Le conflit avec les sociétés, en effet, avait décimé les rangs des conseillers et des collaborateurs du roi. Les Beernaert, les Lambermont, les Banning, les Camille Janssen s’étaient tous élevés avec plus ou moins de véhémence contre l’abus que l’état faisait de ses droits domaniaux. Le roi ne le leur avait pas pardonné ; de là date la demi-disgrâce de Lambermont et la disgrâce complète de Banning. Camille Janssen, pour sa part, se retira ; le 17 décembre 1892, il adressait au roi sa lettre de démission. Van Eetvelde fut immédiatement appelé à lui succéder à la tête du département des finances. Au cumul affaires étrangères et intérieur qu’il avait assumé deux ans plus tôt faisait suite cette fois un cumul intérieur finances.
Gérant conjointement l’intérieur et les finances, van Eetvelde put pousser plus activement encore qu’il ne l’avait fait jusque-là l’organisation de la récolte des produits domaniaux. A cette époque, cependant, nul ne prévoyait encore les résultats financiers extraordinaires auxquels ce système allait conduire. Nul, en effet, ne soupçonnait encore l’étendue des ressources caoutchoutières du Congo. Pour que cette richesse se révèle pleinement, il faudra attendre les années 1895-1896. Aussi bien n’était-ce pas du côté de l’exploitation domaniale que van Eetvelde apercevait le salut de l’état : le salut, selon lui, devait venir du développement des plantations. Nous touchons ici à ce qu’on peut appeler la politique personnelle du Secrétaire d’Etat. En matière d’exploitation domaniale, van Eetvelde suit les directives tracées par le roi ; le plan de développement des cultures tropicales, par contre, lui appartient en propre. Léopold II s’est contenté, comme il l’écrit lui-même (mars 1892), d’y « donner son approbation ». Pour réaliser ce plan, van Eetvelde, à partir de 1892, va dépenser des efforts considérables. Partout le Secrétaire d’Etat travailla à introduire et à développer les plantations. La tâche incombe avant tout aux agents de l’état : dans tous les postes favorablement situés, on leur confie le soin d’établir des cultures de café, de cacao, de coton, de caoutchouc, de tabac. Cet effort, van Eetvelde le poursuivra même après le triomphal succès de l’exploitation domaniale. Car il songe aux années à venir : « Les plantations », écrit-il le 3 février 1898 au f.f. de gouverneur général, « doivent assurer l’avenir de l’état. Dans une dizaine d’années, lorsque le caoutchouc commencera à diminuer, ce sera l’agriculture qui devra assurer notre revenu public et notre commerce ».
Quels furent les résultats de cette politique persévérante ? Il faut avouer qu’ils furent assez médiocres. Les tentatives de van Eetvelde, en effet, se heurtèrent à de grosses difficultés. La première, et non la moindre, était l’insuffisance des services agronomiques de l’état, aussi bien en nombre qu’en qualité. Faute d’être suffisamment guidés, les agents chargés des plantations ne remplissaient leur tâche que d’une manière très imparfaite. Ils avaient peu de loisirs, au surplus pour s’y livrer : la récolte des produits du domaine requérait toutes leurs énergies ; le reste passait en second lieu. On conçoit, dans ces conditions, que les efforts du Secrétaire d’Etat soient demeurés en grande partie stériles. Quelques réussites incontestables – car il y eut dès cette époque des plantations prospères – ne suffirent pas à voiler l’échec d’ensemble.
Bien qu’il fût éloigné depuis l’automne de 1891 du département des affaires étrangères, van Eetvelde n’avait pas renoncé, semble-t-il, à jouer un rôle dans la politique extérieure de l’état. En juillet 1892, il prit à cet égard une initiative qui allait être lourde de conséquences. Un différend diplomatique grave séparait l’Etat du Congo de l’Angleterre. Le gouvernement de Londres avait appris l’arrivée de l’expédition Van Kerckhoven dans le bassin du Nil ; il exigeait son retrait immédiat de cette région, qui faisait partie, aux termes de la convention anglo-allemande de 1890, de la zone d’influence anglaise. Léopold II alléguait de son côté une convention qu’il avait conclue en 1890 avec la British East Africa Company de Mackinson et qui lui donnait le droit – reconnu, déclarait-il, par l’Angleterre – de s’établir dans le bassin du Nil. Les deux parties demeurant sur leurs positions, la controverse risquait de s’envenimer. Il était clair cependant pour tout esprit averti que le véritable obstacle à une entente provenait non point tant de l’interprétation divergente de certains textes que du droit de préemption de la France. L’Angleterre eût peut-être admis la présence sur le Nil des troupes de l’Etat Indépendant si elle n’avait vu se profiler, derrière celui-ci, la silhouette redoutable de l’ « acheteur privilégié » : la France. Le droit de préemption pesait une fois de plus lourdement sur les destinées de l’Etat Indépendant. Van Eetvelde, qui suivait avec attention l’évolution des événements, eut l’idée d’un système qui permettrait de lever cette hypothèque : l’Etat du Congo, au lieu de chercher à acquérir des droits souverains sur une partie de bassin du Haut-Nil, demanderait à l’Angleterre de lui déléguer uniquement sur ce territoire l’exercice de sa souveraineté. De cette manière, Londres n’aurait pas à craindre que la France succédât jamais aux droits de l’Etat Indépendant. Ce projet, que van Eetvelde soumit au roi au début de juillet, fut immédiatement agréé. Dès le 6 juillet, Léopold II en entretenait le ministre d’Angleterre. Fait caractéristique, celui-ci ayant sollicité quelques précisions, le roi le renvoya non au Secrétaire d’Etat des Affaires Etrangères, mais à van Eetvelde ; le comte de Grelle-Rogier semble avoir été laissé entièrement en dehors de cette phase de la négociation.
L’ouverture faite par Léopold II à l’Angleterre demeura sans suite. A longue échéance, cependant, elle allait se révéler féconde. En mars 1894, en effet, l’Angleterre se résolut à renouer les négociations avec le Roi-Souverain. Elle le faisait sous la pression des circonstances : des expéditions congolaises, on le savait, étendaient de plus en plus largement le contrôle de l’Etat Indépendant sur le Bahr-el-Ghazal ; si l’Angleterre ne voulait pas voir ses intérêts dans cette région définitivement compromis, il lui fallait composer. Un haut fonctionnaire du Foreign Office, Rennell Rodd, fut envoyé à Bruxelles muni d’instructions qui l’autorisaient à négocier sur la base des propositions faites en juillet 1892 par le Roi-Souverain et par le Secrétaire d’Etat à l’intérieur. Dès que l’arrivée de Rodd à Bruxelles fut portée à la connaissance du roi, celui-ci pria le diplomate anglais de se mettre en rapports avec van Eetvelde. Le comte de Grelle-Rogier, une fois de plus, était exclu de la négociation. La raison de cette exclusion n’était pas seulement que le premier acte de ce dialogue diplomatique – celui de juillet 1892 – s’était déroulé à son insu. Elle était aussi dans le fait que le roi n’accordait plus aux talents de son secrétaire d’état aux affaires étrangères qu’une confiance très limitée. Depuis longtemps déjà, de Grelle-Rogier aspirait à quitter son poste à l’Etat du Congo, pour lequel il n’avait aucun goût, et à rentrer dans le service diplomatique belge. Le roi était également désireux de le remplacer, et il n’attendait pour le faire que la vacance d’une légation à laquelle le secrétaire d’état pourrait être nommé. Dans les négociations au sujet du Nil, qui s’annonçaient délicates et importantes, le roi avait besoin d’un homme de confiance : sans hésiter, il choisit van Eetvelde.
Les pourparlers eurent lieu à Bruxelles d’abord, puis à Londres, où van Eetvelde se rendit le 9 avril. Ils aboutirent assez vite. Dès le 12 avril, l’entente était faite. Van Eetvelde insista pour que le traité fût signé le jour même, saying that the King, being rather superstitious, would never forgive him if he were to sign on Friday the 13th. Ce désir fut satisfait. Le traité du 12 avril 1894 n’a pas à être analysé ici. Il est en effet bien connu ; c’est l’acte que l’histoire diplomatique connaît – nous verrons dans un instant pour quelle raison – sous l’appellation de « traité du 12 mai 1894 », et qui accordait à bail à Léopold II une large partie de la vallée du Haut Nil.
Quelques jours après la conclusion du traité du 12 avril, des négociations s’ouvraient à Bruxelles entre délégués français et congolais au sujet des questions territoriales pendantes entre les deux pays. Le comte de Grelle-Rogier y représentait l’Etat du Congo. Il continuait à tout ignorer de la convention intervenue à Londres. Le 20 avril, il expliquait gravement au ministre d’Angleterre à Bruxelles qu’une des difficultés de la négociation qu’il menait arose from the jealousy of England shownby the French delegates, who seemed to imagine that the Congo government is somehow in league with the English, or has some arrangement with them. Le minister d’Angleterre grommela une réponse et sa hâta de le quitter. Mais si Léopold II n’avait aucun scrupule à placer son secrétaire d’état aux affaires étrangères dans une position ridicule, il ne pouvait aussi facilement offenser le gouvernement français. Comment réagiraient les Français lorsqu’ils apprendraient qu’on leur avait caché un traité conclu antérieurement avec l’Angleterre et que, étant donnée la nature des négociations menées à Bruxelles, ils auraient dû légitimement connaître ? Le roi s’en préoccupait. Pour se tirer d’embarras, il pria le gouvernement anglais de bien vouloir modifier la date du traité. Des pourparlers s’engagèrent à ce sujet entre Londres et Bruxelles, menés de nouveau du côté congolais par van Eetvelde. Ils aboutirent à la conclusion d’un nouveau traité, reproduisant textuellement – à une ou deux différences insignifiantes près – celui du 12 avril, mais portant la signature, non plus du ministre des affaires étrangères Kimberley, mais du ministre d’Angleterre à Bruxelles, Sir Francis Plunkett. Ce nouveau traité fut signé le 12 mai.
Nous n’avons pas à rappeler ici ce que fut le sort malheureux de la convention du 12 mai 1894. On sait comment la validité en fut attaquée à la fois par la France et par l’Allemagne. Sous les coups conjugués de ces deux puissances, l’ingénieuse combinaison diplomatique échafaudée à Londres s’effondra. Le 22 juin 1894, une déclaration signée à Bruxelles par van Eetvelde et par Sir Francis Plunkett consacrait la victoire de l’Allemagne : l’article du traité contre lequel s’élevait cette dernière était retiré. Le 14 août, un traité franco-congolais, signé à Paris pour le Congo par J. Devolder et le baron Goffinet, consacrait la victoire de la France : l’Etat Indépendant s’engageait à renoncer à toute action dans le bassin du Nil, exception étant faite uniquement pour la région qui allait être connue à partir de ce moment sous le nom d’enclave de Lado. Du vaste bail concédé à Léopold II le 12 avril, il ne subsistait donc plus que Lado.
Van Eetvelde assista impuissant à la désintégration de « son » traité. Il ne fit pas partie de la délégation qui dut à Paris subir la loi du gouvernement français. Au moment même où les négociations franco-congolaises s’engageaint à Paris, une mutation importante se produisait en effet dans le gouvernement congolais. Le comte de Grelle-Rogier venant d’être nommé ministre de Belgique à La Haye, le poste de secrétaire d’état aux affaires étrangères était devenu vacant ; van Eetvelde l’occupa aussitôt (août 1894).
Le gouvernement congolais était désormais composé d’un homme cumulant trois fonctions de Secrétaire d’Etat. Une réorganisation s’imposait. Elle fut réalisée par le décret du 1er septembre 1894. « Le Gouvernement Central », établissait le décret, « est placé sous la haute direction d’un Secrétaire d’Etat unique, nommé par nous ». La division en trois départements était maintenu, mais les chefs de ces départements, qui recevaient le titre de Secrétaire Général, étaient placés sous les ordres directs du Secrétaire d’Etat.
Félicien Cattier, dans son ouvrage : « Droit et administration de l’Etat Indépendant du Congo » (Bruxelles, 1898), a analysé d’une manière très exacte les pouvoirs du Secrétaire d’Etat : « Le Secrétaire d’Etat est le chef du gouvernement central. Il a reçu du Roi une délégation presque complète du pouvoir exécutif… Les secrétaires généraux ont été créés pour l’assister. Ils n’ont d’autre autorité que celle qu’ils tiennent de lui et, en cas de divergence d’opinion, son avis et sa décision doivent prévaloir. Les secrétaires généraux agissent sous sa direction, d’après ses instructions et sous son contrôle ».
« Il serait difficile », ajoute Félicien Cattier, « d’imaginer une organisation plus centralisée que celle qui a été réalisée dans le gouvernement central de l’Etat Indépendant du Congo. Le Secrétaire d’Etat en est le chef absolu ». Bien entendu, il demeure lui-même « dans la dépendance la plus absolue du Souverain ».
Cette organisation fortement centralisée allait fonctionner de la sorte pendant quatre ans. Les trois secrétaires généraux qui assistaient van Eetvelde étaient Liebrechts à l’intérieur, de Cuvelier aux affaires étrangères et Droogmans aux finances. Dans le public, van Eetvelde était désigné communément comme le « ministre du Congo ». Il allait en effet, au plein sens du mot, un ministre, jouissant d’ailleurs du même traitement que les ministres belges (18.000, puis 21.000 francs), ayant le même rang qu’eux, traitant d’égal à égal avec les représentants diplomatiques étrangers. La différence fondamentale qui le séparait de ses collègues belges était qu’au lieu d’être responsable devant le Parlement, il ne l’était que devant son Souverain.
Nous ne pouvons songer à décrire ici dans son ensemble l’œuvre de van Eetvelde durant son Secrétariat d’Etat. Bornons-nous à mentionner quelques grands problèmes qui se posèrent à lui au cours de ces quatre années.
Le premier, à suivre l’ordre chronologique, fut le problème de la reprise du Congo par la Belgique. Van Eetvelde, depuis longtemps, se déclarait un chaud partisan de la reprise. Déjà en 1892, s’entretenant avec le ministre d’Angleterre à Bruxelles : he did not conceal from me, écrit le ministre, his opinion that the sooner Belgium takes over the Congo State as a colony, the better. En s’exprimant de la sorte, van Eetvelde se contentait d’ailleurs de faire echo aux vues qui étaient à cette époque celles de Léopold II lui-même.
Lorsque le gouvernement belge, en décembre 1894, décida la reprise, le souverain et son secrétaire d’état en ressentirent donc une égale satisfaction. L’administration congolaise collabora sans réserve avec l’administration belge pour mettre sur pied le traité de reprise. En mars 1895, cependant, à la suite de circonstances que j’ai rappelées ailleurs, l’opinion de Léopold II évolua : partisan jusque-là de la reprise, il en devint un adversaire. Van Eetvelde semble avoir suivi une évolution parallèle. A partir du printemps de 1895, il manoeuvra en faveur du maintien de l’Etat Indépendant. La situation financière de l’état, à ce moment, devient meilleure, le régime domanial commence à porter ses fruits, le Secrétaire d’Etat juge comme son Souverain qu’il est préférable de conserver au Congo son administration propre. C’est cette solution, on le sait, qui allait prévaloir.
Si, à la fin de 1894 et au début de 1895, van Eetvelde avait chaudement appuyé la reprise, il ne l’avait cependant pas fait pour des raisons entièrement identiques à celles de Léopold II. Un des mobiles qui inspiraient son attitude était la crainte qu’il éprouvait devant la politique du Nil menée par son souverain. Ceci constitue un des aspects capitaux de sa politique. Bien qu’il fût le signataire et l’inspirateur des traités du 12 avril et du 12 mai, le secrétaire d’état ne partageait nullement les rêves grandioses auxquels se complaisait l’imagination de Léopold II. La politique d’expansion vers le Nil, à laquelle le roi attachait tant de prix et tant de valeur sentimentale, lui paraissait lourde de périls pour l’Etat Indépendant. Sa désapprobation – qu’il ne dissimulait pas – sa changea en effroi lorsqu’il eut connaissance des plans qu’échafaudait le roi. Léopold II, il le sut dès la fin de 1894, ne songeait à rien moins qu’à lancer une expédition vers Redjaf et Lado, afin de pousser ensuite le long du Nil jusqu’à Khartoum. Contre ces projets, qu’il jugeait extravagants – little short of insanity, déclarait-il en décembre 1895 au ministre d’Angleterre – van Eetvelde, tout au long de l’année 1895, ne cessa de s’insurger. Il tenta de dissuader le roi, le menaça de démissionner. Rien n’y fit : « Gardez vos opinions », lui répondit le roi, « et laisser-moi entretenir les miennes ». Le secrétaire d’état, en 1896, assista tristement aux préparatifs de l’expédition Dhanis-Chaltin. Le 17 avril 1896, il écrivait à Wahis : « Je regarde, avec plus de conviction que jamais, toute extension dans le Nord comme une chose néfaste. Où trouverons-nous les hommes et les ravitaillements pour aller à Khartoum ? Pour le moment, je ne vois dans tout cela que des rêves irréalisables ». Sa fidélité n’en était pas ébranlée, mais peut-être quelque peu son zèle. En août 1897, le roi jugea nécessaire de lui écrire : « Vous vous souviendrez que lorsque j’ai décidé que l’état exploiterait son domaine et que toute terre vague serait revendiquée par lui comme lui appartenant, vous m’avez trouvé bien absolu. Vous m’avez néanmoins fort vigoureusement et très habilement soutenu. Pour le Nil je vous prie de même de bien vouloir suivre fidèlement mes instructions. Je ne vous mènerai pas au naufrage, je vous le promets. Je désire pour le moment être au Nil aussi puissant que possible ». C’est au naufrage, malheureusement, que van Eetvelde allait assister quelques années plus tard.
Parmi les grandes questions de politique extérieure qui absorbèrent encore van Eetvelde à cette époque, il importe de citer l’affaire Stokes-Lothaire, qui prit les proportions d’une question diplomatique d’importance majeure, et les débuts de la campagne anti-congolaise en Angleterre. Pour répondre aux accusations lancées dans la presse anglaise contre l’Etat Indépendant, le Secrétaire d’Etat, en mai 1897, accorda à l’Etoile Belge une interview destinée à définir la position officielle de l’administration congolaise. Cette interview est importante, car elle fixait les deux thèmes essentiels qui allaient être désormais à la base de la défense de l’Etat du Congo. La campagne anglaise, déclarait en premier lieu van Eetvelde, est une campagne intéressée. « Le procédé est assez connu. Il s’agit de créer à l’Etat du Congo des difficultés tant en Afrique qu’en Europe, de le discréditer en grossissant des faits isolés et de préparer, sous couleur de philanthropie, le moment où pourront se produire les convoitises territoriales qui se dissimulent derrière cette campagne ». D’ailleurs, ajoutait le Secrétaire d’Etat – et c’était le second thème qu’il développait – s’il y a des abus au Congo, ce sont uniquement des abus individuels, que l’état fait tout ce qui est en son pouvoir pour réprimer. « Notre administration, loin de redouter la critique, la désire. Je demande qu’on nous signale les abus qui peuvent exister. Nous frapperons sans pitié les coupables ».
Les sentiments humanitaires, chez van Eetvelde, étaient d’ailleurs incontestables. Si dans l’administration économique de la colonie, le secrétaire d’état s’attachait surtout, suivant les ordres du roi, au développement des ressources domaniales, il poursuivait par ailleurs une politique d’aide morale d’une réelle ampleur aux populations indigènes. Cette politique, telle qu’il l’avait conçue, était avant tout une politique indirecte : l’aide morale aux indigènes, suivant van Eetvelde, devait venir avant tout des missionnaires. C’est donc au développement des missions qu’il vouait tous ses efforts. Sans cesse il s’efforçait d’attirer au Congo de nouveaux ordres missionnaires ; sans cesse aussi il élargissait l’appui matériel accordé aux missions. Les missionnaires, à son départ, furent unanimes à lui rendre hommage pour la manière dont il les avait aidés et soutenus.
Cette politique du Secrétaire d’Etat, on le notera, se situait exclusivement sur le plan de l’action civilisatrice. Elle n’était inspirée par aucun esprit de parti, van Eetvelde, d’ailleurs était connu comme étant plutôt d’opinion libérale. En 1912, il fut sur le point de se présenter comme candidat libéral au Sénat.
Libéral, mais libéral extrêmement modéré, van Eetvelde n’en jouissait pas moins à droite de solides sympathies. Il avait l’estime de Woeste et l’amitié de de Broqueville – comme lui un enfant de Mol. Comme il se tenait en dehors de la lutte des partis, le roi l’employait parfois pour certaines démarches de politique intérieure particulièrement délicates. Woeste, dans ses Mémoires, a noté plusieurs des missions dont van Eetvelde fut chargé de la sorte par le souverain. Ce fut lui notamment qui, dans l’affaire de l’abbé Daens, servit de truchement entre le roi et l’évêque de Gand ; il fit des démarches répétées à Gand afin d’encourager l’évêque à une sévérité accrue vis-à-vis de cet abbé socialisant que Léopold II considérait comme un dangereux révolutionnaire.
L’apogée de van Eetvelde se situe en 1897. C’est en 1897 que fut organisée sous sa haute direction l’Exposition Coloniale de Tervuren, qui remporta un succès considérable. Le Roi-Souverain saisit cette occasion pour lui accorder une marque toute particulière de sa reconnaissance : en octobre 1897, il lui conférait le titre de baron.
Depuis plusieurs années, malheureusement, van Eetvelde se surmenait. Véritable bourreau de travail, il s’imposait une tâche qui dépassait sa capacité de résistance. Il allait en payer chèrement le prix : en juillet 1898, une profonde dépression nerveuse l’obligeait à abandonner toute activité. La guérison fut lente ; des séjours prolongés à la campagne, un ou deux voyages dans le Midi n’améliorèrent son état que tr ès lentement. En février 1899, rencontrant le ministre d’Angleterre, van Eetvelde lui confiait qu’il n’était encore capable que de rester quelques minutes à sa table de travail. Ce n’est guère qu’à la fin de 1899, qu’il fut à nouveau en état de reprendre ses fonctions. Il ne les reprit cependant pas.
Et un an et demi, en effet, bien des choses avaient changé à l’administration du Congo. Le roi, depuis le départ de van Eetvelde, avait, suivant sa propre expression, « fait l’interim du Secrétaire d’Etat ». Il avait très vite pris goût à ce rôle. La direction immédiate des affaires lui permettait d’exercer son autorité d’une manière beaucoup plus libre. « Personne à la tête des affaires générales, pas de frein, le Roi faisant et défaisant ce que bon lui semble » : ces paroles du chevalier de Cuvelier peignaient une situation que le roi ne demandait qu’à prolonger. Le baron van Eetvelde, de son côté, avait des raisons sérieuses de ne pas désirer rentrer en charge. La première, et la plus grave, était qu’il désapprouvait formellement certains aspects de la politique royale, qui lui apparaissait, confiait-il au ministre d’Angleterre, comme une « politique de casse-cou ». De plus, durant son absence, les secrétaires généraux des départements s’étaient habitués à agir comme les chefs supérieurs de l’administration, pour ressaisir son autorité, le Secrétaire d’Etat sentait qu’il devrait engager une véritable lutte : cette perspective lui souriait très peu.
Dans ces conditions, l’ « interim » de Léopold II n’avait pas de raison de cesser. Il se poursuivit pendant toute l’année 1900. En octobre 1900, enfin, le roi accepta la démission que son Secrétaire d’Etat lui avait plusieurs fois offerte. Restait à régler la nouvelle situation du baron van Eetvelde. Après divers tâtonnements, le roi décida de lui conférer le titre de Ministre d’Etat du Congo ; le 18 février 1901, il prenait le décret suivant : « La démission, offerte par le baron van Eetvelde de la charge de Secrétaire d’Etat est acceptée. Le baron van Eetvelde est nommé Ministre d’Etat et attaché à Notre Personne ».
Le départ du baron van Eetvelde marque une date dans l’histoire du Congo. Jusqu’alors, le pouvoir de Léopold II, tout absolu qu’il était en théorie, avait été limité en fait par celui de son ministre. Van Eetvelde, en effet, avait été un ministre, au plein sens du terme : un chef responsable, et prenant ses responsabilités. Les secrétaires généraux de la période suivante ne seront rien de tel ; ils n’auront plus qu’un rôle d’exécution. Mere heads of departments, who venture to offer no observations : ces mots du ministre d’Angleterre, Sir Constantin Phipps, à propos de Liebrechts, de Cuvelier et de Droogmans, suffisent à marquer le contraste avec l’époque où le Secrétaire d’Etat était à la tête des affaires. Léopold II était devenu le maître absolu.
Le baron van Eetvelde, cependant, conservait auprès le roi des fonctions actives. Ce serait une question assez vaine que de savoir s’il les exerçait en tant que Ministre d’Etat ou en tant que dignitaire « attaché » à la personne du Souverain, suivant les termes du décret de 1901. On notera cependant que le baron Descamps, qui fut le seul avec van Eetvelde à être revêtu de la dignité de Ministre d’Etat congolais, semble n’avoir joué pour sa part qu’un rôle purement représentatif. Le rôle de van Eetvelde était avant tout celui d’un conseiller officieux. Le roi le consultait à propos d’affaires nombreuses et variées. Un billet de Léopold II à son ministre du 9 mai 1903 suffira à en donner une idée : « Ci-joint un projet de lettre de moi à M. Fuchs, un projet de conversation avec Thys, un projet de lettre à M. Waldeck-Rousseau et un projet de Société Maritime Marchande Belge que je vous soumets en sollicitant vos conseils ».
Jouissant de la confiance du souverain, van Eetvelde pouvait user d’un certain franc-parler. Sir Constantin Phipps note en février 1902 : van Eetvelde, a man of « bourgeois » origin and of independent character is one of the only people who has courage to tell him (=au Roi) the truth and to point out to him the unpopularity he incurs by his « goings on », his constant and often mysterious absences from his country and his indifference to public opinion in the measures he enforces.
Mais ce n’est pas seulement comme conseiller que van Eetvelde continuait à servir le roi; celui-ci l’utilisait également comme homme de confiance dans certaines de ses grandes entreprises financières. Il le nomma en 1901 administrateur de la Société Générale Africaine (dont van Eetvelde allait devenir président en 1903), et surtout, en 1902, il le plaça à la présidence de la Compagnie des Chemins de Fer des Grands Lacs. Ce poste-clé, que van Eetvelde accepta sans préjudice du rôle qui devait revenir dans l’affaire à Edouard Empain (« J’ai déjà dit à M. Empain, écrivait-il en janvier 1902, « qu’il doit rester l’âme de l’entreprise »), allait demeurer entre ses mains pendant plus de vingt ans.
Enfin, et ceci n’est pas le moins important, van Eetvelde fut pendant plusieurs années un des négociateurs attitrés de Léopold II. Il participa aux côtés de Droogmans – qui y représentait le Comité Spécial du Katanga – aux longues négociations avec Robert Williams, d’où allaient sortir la convention du 22 octobre 1905 d’abord. Il participa surtout, six années durant, aux négociations avec l’Angleterre au sujet du Nil.
C’est une ironie de la carrière de van Eetvelde que son activité diplomatique ait été avant tout consacrée – en 1894 d’abord, puis de 1900 à 1906 – à une politique dont il était en fait l’adversaire décidé. Mais son dévouement à Léopold II parlait plus haut. Dès le mois de novembre 1900 – avant même sa nomination comme Ministre d’Etat – il entamait des pourparlers avec le ministre d’Angleterre à Bruxelles au sujet du traité du 12 mai 1894. La question qui se posait était d’importance. Depuis qu’elle avait renoncé, par l’accord du 21 mars 1899, à toute occupation dans le Bahr-el-Ghazal, la France n’avait plus de raison de s’opposer à ce que Léopold II s’installât dans cette région. Le traité du 14 août 1894 perdait donc sa raison d’être. Le bail du Bahr-el-Ghazal et d’une vaste partie de la vallée du Haut Nil prévu par le traité du 12 mai 1894 revivait-il dès lors automatiquement ? Léopold II le soutenait, mais ce n’était pas la manière de voir de l’Angleterre. Le gouvernement de Londres ne se refusait pas cependant à substituer au traité du 12 mai 1894 une convention nouvelle qui accorderait à Léopold II des satisfactions notables. C’est de cette négociation délicate que van Eetvelde était chargé.
Les pourparlers proprement dits durèrent un an et demi. De novembre 1900 à juin 1902, propositions et contre-propositions s’entrecroisèrent. Le baron van Eetvelde, qui négociait directement à Bruxelles avec le ministre d’Angleterre, manifestait des dispositions conciliantes. Sir Constantin Phipps lui-même, dans ses dépêches, rend plus d’une fois hommage à son interlocuteur. Mais Léopold II, maître des décisions finales, demeurait intransigeant. Van Eetvelde, plusieurs fois, essaye d’obtenir de lui certaines concessions : il se heurta à un roc.
En juin 1902 enfin, l’Angleterre formula des propositions qui devaient être acceptées ou rejetées. Elle offrait à l’Etat du Congo la cession en pleine souveraineté de la partie du Bahr-el-Ghazal limitée au Nord par le parallèle de 6°30’ et à l’Est par la rivière Yei ; l’enclave de Lado, en échange, devait être évacuée. Léopold II jugea cette offre très insuffisante, mais il n’osa pas, en la rejetant, prendre l’initiative d’une rupture. Il imagina donc un moyen dilatoire. « J’estime », écrivait-il au baron van Eetvelde, « que je dois envoyer reconnaître la partie du Bahr-el-Ghazal offerte ». Toute décision fut donc suspendue jusqu’à ce qu’une expédition envoyée sur place – ce fut l’ « expédition scientifique » du capitaine Lemaire – ait pu faire rapport au souverain sur la valeur économique de la région envisagée. Le procédé était ingénieux : dans les mois qui suivirent, chaque fois que l’Angleterre rappelait qu’elle attendait une réponse aux propositions qu’elle avait faites, le baron van Eetvelde l’informait que le roi n’avait encore reçu aucun rapport du capitaine Lemaire. En juin 1903, le gouvernement de Londres perdit patience : il exigea une réponse avant le 1er novembre. Léopold II, acculé, se résigna à accepter les propositions anglaises, mais moyennant une condition qui en modifiait complètement l’esprit : l’arrangement prévu, demandait-il, n’entrerait en vigueur qu’après qu’un arbitrage ait déterminé si les compensations offertes par l’Angleterre pour l’annulation du traité du 12 mai 1894 étaient suffisantes. L’arbitrage était précisément ce dont le gouvernement anglais ne voulait à aucun prix ; il repoussa donc la demande du roi. Bien plus, en février 1904, il faisait officiellement connaître au gouvernement congolais que l’offre de juin 1902 était retirée : Londres n’envisageait plus aucune cession territoriale à l’Etat du Congo. Les raisons de cette volte-face étaient faciles à saisir : la campagne menée dans la presse anglaise contre le régime léopoldien se développait chaque jour et montait de ton ; dans l’état d’excitation de l’opinion et du Parlement, il eût été désormais impossible au gouvernement de faire accepter un abandon de territoire au profit de Léopold II.
En février 1904, les négociations sont donc rompues. Léopold II, conseillé par van Eetvelde, va poursuivre dès lors une politique très simple. Ce qu’il cherche désormais, c’est à provoquer à tout prix un arbitrage. A cet effet, de nouvelles instructions sont adressées au capitaine Lamaire : sa mission « scientifique » reçoit l’ordre de faire dans le Bahr-el-Ghazal de l’occupation territoriale. « M. Lemaire », mande-t-on d’Afrique en août 1904, « a bien saisi que le but de sa nouvelle mission est de provoquer un arbitrage ».
Le résultat escompté, malheureusement, n’est pas atteint. En mai 1905, van Eetvelde écrit au roi : « Il est probable qu’aucune crise diplomatique n’éclatera à la suite des occupations Lemaire, qui seraient, dans ce cas, une manœuvre avortée… Je pense qu’il faut songer à frapper un plus grand coup. Le coup que je recommande, c’est l’incorporation par décret, dans les territoires de l’état, du pays occupé par lui dans le bassin du Nil au Sud du parallèle 5°30’. Diplomatiquement, la situation serait ainsi renversée. L’Etat du Congo se mettrait en possession, de droit et de fait, de l’objet du litige. Ce serait à l’Angleterre à l’en expulser, et avant d’arriver à ses fins, elle devrait subir la médiation prévue par l’Acte de Berlin et obligatoire en ce qui concerne la zone litigieuse. Je pense que le moment n’est peut-être pas mauvais pour se montrer un peu audacieux. L’Angleterre ne se souciera pas beaucoup de se montrer violente, dans une cause détestable, au beau milieu de notre jubilé national ».
Le roi suivit les conseils de son ministre. Un décret signé le 31 mai 1905 annexait la partie du Bahr-el-Ghazal située au Sud du 5e degré de latitude. Les réactions de l’Angleterre, cependant, ne furent pas celles que l’on attendait. Elle protesta violemment, prit des mesures de représailles – la fermeture du Nil aux approvisionnements à destination de l’enclave de Lado – mais s’engagea aucune action diplomatique contre l’Etat du Congo.
Contrairement à ce que l’on a écrit jusqu’ici, ce n’est nullement la fermeture du Nil qui força Léopold II à céder. Cette mesure gênait fortement les occupants de l’enclave, elle n’acculait pas l’Etat Indépendant à la capitulation. La vérité est que le statu quo, pour le roi, était désastreux. Les occupations Lemaire ne lui avaient fourni qu’un gage assez mince. Pour le reste, tout jouait en faveur des Anglais. « Le temps », constatait tristement le baron van Eetvelde, « le temps est contre nous : il suffirait aux Anglais, maîtres de fait de presque tous les territoires du bail permanent » (prévu par le traité du 12 mai 1894). « d’attendre patiemment la fin du bail temporaire » (celui de l’enclave de Lado, qui devait cesser à la mort du Roi) « pour nous créer un jour une situation sans espoir dans la vallée du Nil ».
L’Etat du Congo dut donc se résigner à demander, dans des conditions déplorables pour lui, l’ouverture de nouvelles négociations. Londres y consentit à certaines conditions, dont la suspension, pour la durée des pourparlers, du décret d’annexion du 31 mai 1905. Ce fut l’objet d’un accord entre van Eetvelde et le ministre d’Angleterre à Bruxelles (accord van Eetvelde-Harding) en mars 1906. Ces préliminaires étant acquis, van Eetvelde partit pour Londres afin de mener la négociation proprement dite.
Les instructions dont le roi l’avait muni, et qu’il lui avait adressées par écrit du Midi de la France, le 18 avril, étaient conçues en termes très généraux, van Eetvelde considéra qu’elles l’autorisaient à accepter le traité, qui fut signé le 9 mai et qui, du point de vue territorial, consacrait la défaite – inévitable – de l’Etat Indépendant.
Le traité de Londres du 9 mai 1906 (traité Grey-van Eetvelde) stipulait en effet l’annulation du bail accordé à Léopold II en 1894. Tout au plus le roi conservait-il le droit d’occuper, jusqu’à la fin de son règne, l’enclave de Lado. Mais à côté de cette dure capitulation à laquelle il avait dû consentir, van Eetvelde, grâce à ses talents de négociateur, avait obtenu de la partie adverse un certain nombre d’avantages appréciables : cession du port de Mahagi et d’une bande du territoire de 25 kilomètres de largeur depuis la ligne en faîte Congo-Nil jusqu’au Lac Albert ; construction d’un chemin de fer de Lado à la frontière congolaise, avec garantie d’intérêt du Trésor égyptien ; établissement d’un port commercial au terminus du chemin de fer ; libre navigation sur le Nil pour les bateaux congolais et belges, etc.
Tel ne fut par le jugement du roi. Lorsqu’il apprit les termes du traité, « il fut exaspéré d’abord, atterré ensuite et pendant toute la journée il resta silencieux, ne laissant échapper que ces quelques mots : « C’est notre Fachoda ! » (Baron Carton de Wiart, Léopold II, souvenirs der dernières années, 1901-1909) C’était l’effondrement de tous ses rêves. A Woeste, qu’il reçut en audience le 22 mai, le roi déclara sans ambages que van Eetvelde « avait outrepassé ses instructions ». « Je m’assurai », ajoute l’homme d’état catholique, « que de ce fait celui-ci avait perdu ton crédit ».
Entre le roi et son ministre, ce fut dès lors la rupture complète. Pendant trois ans, ils ne se virent plus. C’est en 1909 seulement qu’à un bal de la cour, Léopold II adressa à nouveau le parole à celui qui avait été son collaborateur de plus de vingt années. Etait-ce l’amorce d’une réconciliation ? Quelques semaines plus tard, le roi s’éteignait.
La cessation de ses services au palais, à partir de 1906, permit à van Eetvelde de s’engager davantage dans une carrière où il était entré depuis quelques années : la carrière financière. En dehors des sociétés où il avait pris place en quelque sorte comme représentant de Léopold II – le C.F.L. (Compagnie des Chemins de Fer des Grands Lacs) et la Société Générale Africaine (La S.G.A., devenu en 1903 Société Générale Africaine et Banque de Commerce et d’Industrie, fut mise en liquidation en 1905. Elle fit apport de la plus grande partie de son capital à la Banque Sino-Belge. Le baron van Eetvelde fut vice-président de cette banque – devenu en 1913 Banque Belge pour l’Etranger – de 1905 à 1914.), l’ancien secrétaire d’état s’était intéressé en effet à un certain nombre d’affaires dans lesquelles il jouait un rôle important. Il accéda de la sorte aux fonctions de président de la Caisse Hypothécaire d’Egypte (1905), de la Compagnie Immobilière et Agricole du Canada (1906) et de la Société Hypothécaire du Canada, d’administrateur (1905-1914), puis de vice-président (1914) de la Banque de Bruxelles, d’administrateur de diverses autres sociétés, notamment du groupe Empain (Société Parisienne pour l’Industrie des Chemins de Fer et des Tramways Electriques) et du groupe Bunge (Société de Minoteries et d’Elévateurs à Grains).
Le van Eetvelde des années 1906-1914, financier brillant, très répandu dans la société bruxellois, vivant fréquemment aussi à Paris, n’a cependant pas cessé d’être un « colonial ». L’affaire à laquelle il attache le plus d’importance, celle à laquelle il voue le meilleur de lui-même, est la C.F.L. « Chacun de nous sait », devait dire à sa mort, en 1925, l’administrateur-délégué de la Compagnie, « chacun de nous sait combien il suivait de près les affaires de notre société et quels grands services il lui rendit. Pour n’en citer qu’un, après la reprise du Congo par la Belgique, alors que le régime des grandes concessions territoriales apparut comme incompatible avec la nouvelle politique économique de la colonie, ce fut lui qui négocia avec le gouvernement les modifications à apporter aux accords de 1902 et l’amena à signer cette convention de 1913 à laquelle on ne peut adresser qu’un seul reproche qui fait honneur au talent du négociateur : c’est qu’elle fut considérée comme faisant la part trop belle à la Compagnie. Cependant elle est restée à l’origine de la convention de 1921, charte actuelle de notre société ».
Pendant la guerre de 1914-1918, qu’il passa en Angleterre et en France, le baron van Eetvelde s’occupa activement d’œuvres philanthropiques. Revenu à Bruxelles après l’Armistice, il abandonna peu à peu ses activités. En 1923, il quittait la présidence du C.F.L. Le 8 décembre 1925, il s’éteignait ; il fut inhumé à Mol au cours d’une cérémonie très simple qui permit au comte de Broqueville de prononcer sur sa tombe quelques paroles d’hommage.
La disparition de van Eetvelde passa presque inaperçue. Les journaux ne consacrèrent au défunt que quelque lignes rapides. Même dans la presse coloniale, il n’y eut à son sujet que des notices courtes et incomplètes. L’ancien Secrétaire d’Etat, à vrai dire, était oublié. Un quart du siècle s’était écoulé depuis qu’il avait quitté la scène publique : la jeune génération ne le connaissait plus.
Avec le recul du temps, sa physionomie nous apparaît cependant comme éminemment caractéristique.
Van Eetvelde appartient à la phalange des fondateurs du Congo. Il appartient à cette équipe d’hommes qui, autour de Léopold II, se dévouèrent à la création d’une colonie lointaine qu’ils ne devaient jamais voir : tout comme Lambermont, comme Banning, comme Strauch, comme Beernaert, comme A.-J. Wauters, tout comme Léopold II lui-même, van Eetvelde mourra sans avoir aperçu les rives du pays auquel il avait donné le meilleur de lui-même. Mais parmi ses collaborateurs et les conseillers de Léopold II, il occupe une place à part. Il est le seul, ou à peu près, dont la courbé d’évolution ait suivi celle du roi. Lorsqu’il entre en 1885 au service d’Etat Indépendant, Léopold II est encore entouré des hommes qui l’ont aidé à la période des débuts. Cette équipe – cette première équipe – quelques années plus tard, se disloque : Lambermont et Beernaert d’éloignent du roi, Banning est écarté, Strauch et Camille Janssen s’en vont. Van Eetvelde seul demeure : il est le seul en effet qui s’associe à la politique domaniale que les autres conseillers du souverain ont énergiquement répudiée. Cette politique, dans les années qui suivent, le Secrétaire d’Etat va en diriger l’application et il va le conduire au succès, du moins au succès financier. Sous son administration, les finances de l’Etat Indépendant deviennent florissantes. Le Congo, qui a été longtemps une affaire coûteuse, se mue en une admirable colonie de rapport. Léopold II, dans cette conjoncture nouvelle, peut donner libre cours à ses instincts d’homme d’affaires : grâce aux capitaux dont il dispose, il se lance dans des entreprises financières vastes et audacieuses. La courbe de van Eetvelde, une fois encore, suit celle du roi : il entre lui aussi dans la carrière financière et y connaît le succès.
Entre le Souverain et son Ministre, les affinités intellectuelles, on peut l’affirmer, ont été étroites. Leur entente, cependant, n’a pas été parfaite. C’est qu’il manquait à van Eetvelde cette touche de romantisme politique qui, chez Léopold II, demeurait toujours présente. L’aventure du Nil représentait dans la politique de Léopold II l’élément de sentiment, l’élément, oserait-on presque dire, passionnel : c’était – il le dit un jour en termes exprès – son « panache ». Van Eetvelde, esprit essentiellement pondéré et mesuré, ne pouvait approuver le panache. De là vint son dissentiment avec le roi, de là vint, en fin de compte, la rupture.
Van Eetvelde, cependant, avait servi son souverain avec passion. C’est l’hommage que lui rendent même ses adversaires. Le Secrétaire d’Etat du Congo eut en effet des adversaires qui le jugeaient sans aménité. « Secrétaire complaisant et incapable », disait de lui Banning (Note du 8 août 1892). « Fanatique retors et madré », écrivait le ministre de France Bourée (17 juillet 1894). Toute la carrière et toute l’activité de van Eetvelde démentent l’accusation d’incapacité ; quant aux termes de « fanatisme » et de « complaisance », ils ne sont que la traduction, sous des plumes hostiles, du dévouement que le Secrétaire d’Etat ne cessa pas un instant de manifester à son maître.
J. Stengers – Biographie Coloniale.